La crise due au coronavirus et les périodes de confinement incitent de nombreux jeunes juifs ultraorthodoxes à quitter la communauté des haredim, très rigoriste, pour s’ouvrir au monde.
Appelons-le Gadi, par discrétion. Des voisins ont découvert à la mi-octobre cet adolescent tout rond, âgé de 16 ans, mais pas tout à fait sorti de l’enfance. Il avait échoué sur une coursive donnant sur la cour de leur immeuble à Bnei Brak, capitale, en Israël, de la communauté juive ultraorthodoxe, les haredim, ceux qui « tremblent devant Dieu ». Gadi dormait sur un siège de bureau abandonné.
D’un voisin à un autre, une vidéo de lui a circulé jusqu’à Tova Bouriya, mère de famille ultraorthodoxe d’origine yéménite, qui tient table et chambres ouvertes pour les ados à la rue, à la tête de son association, Tov Ba’lev. Mme Bouriya a contacté le grand-père de Gadi, un rabbin séfarade influent, lequel a tranché net, d’après elle : « Je ne peux plus l’accepter comme mon petit-fils. Son père est constamment en colère contre lui. Prenez-le, s’il vous plaît. »
Gadi fumait du cannabis. Aîné de quatre frères, il s’était fait renvoyer de quatre yeshivot, des écoles religieuses. Dans l’Israël moderne et laïque, on n’exile pas un enfant pour cela. Mais pareille sanction n’est pas rare pour les haredim, rebelles aux règles qui régissent le monde.
Chez Tova Bouriya, Gadi a passé trois jours, confus, déboussolé, dans la petite troupe qu’elle héberge, entouré de filles à la langue percée et au crâne tatoué. Depuis, il a rejoint le pensionnat haredi du rabbin Yeshiel Peretz, qui prépare les enfants perdus au service militaire, loin au Nord, dans la nature, sur le plateau du Golan. De là-bas, Gadi envoie des vidéos de lui avec des animaux de la ferme. Au téléphone, il confie que son grand-père « est heureux d’avoir trouvé une solution qui [leur] convient à tous. Le plus important pour eux, c’est qu’[il] soi[t] loin et qu’[il] n’ai[t] plus aucun lien avec ses frères ».
De tels naufrages se multiplient, ces derniers mois, chez les haredim, 1 million de personnes (12 % de la population israélienne) soudées par la foi, le dénuement et la peur du monde extérieur. En temps normal, il y a toujours un parent, un rabbin, un professeur ou un conseiller spirituel et, bien sûr, les voisins pour s’assurer que les adolescents ne dévient pas.
Mais la crise du Covid-19 et deux confinements, au printemps puis à l’automne, ont rompu le cours immuable de leur vie. Les écoles religieuses et les synagogues ont fermé longuement, comme les groupes de prière et les bains rituels. Il est devenu difficile de se réunir autour des rabbins. Les mariages et les fêtes religieuses en petit comité ont pris un goût amer. Livrés à eux-mêmes, ces jeunes s’ennuient. Bravant l’interdit, ils s’aventurent sur Internet et découvrent bien des choses.
Bon grain et ivraie
Depuis le mois de mars, l’association Hillel, qui vient en aide aux ultraorthodoxes ayant rompu avec la communauté, enregistre une hausse de 50 % des demandes d’assistance (500 requêtes dans l’année). Il en va de même pour les unités de l’armée dévolues aux haredim (3 000 recrues dans l’année), honnies par la vaste majorité des rabbins.
Dans une récente étude, le chercheur Eitan Regev, de l’Institut d’Israël pour la démocratie (IDI), estimait à 3 000 le nombre de « déserteurs » chaque année. D’après lui, l’épidémie pourrait faire bondir les départs de moitié en 2020. « A la fin de l’été, nous avons vu un grand nombre de garçons et de filles issus des meilleures communautés ne pas revenir dans leurs lieux d’étude », s’alarmait, au début de l’automne, dans une tribune, le rabbin Pinchas Friedman, de Jérusalem.
Le virus ébranle toute la « société de l’étude », ce huis clos où les hommes se consacrent aux textes religieux, sans emploi salarié. « Torahtam omanoutam », « la Torah est leur métier ». Pour le rabbin Friedman, le confinement risque de tuer les haredim plus sûrement que le coronavirus. « Nous avons à mener deux batailles, écrivait-il, une petite et une grande : la petite concerne les affaires du corps et de la santé mentale ; la grande, bien plus importante, est celle qu’il nous faut mener pour l’âme juive et les affaires spirituelles. »
Au milieu de ce champ de bataille, Haïm, garçon moderne, en jean et tee-shirt sur son cyclomoteur, hésite sur le chemin à prendre. Il s’est enfui de sa yeshiva au début du premier confinement, en mars, en même temps qu’une trentaine de ses camarades. L’institution, sommée par l’Etat de fermer ses portes, s’efforçait de garder ses meilleurs élèves, le bon grain, laissant l’ivraie filer aux quatre vents.
Haïm a réparé des vélos, gagné trois francs six sous – c’est le premier souci des déserteurs. Depuis, c’est l’aventure ! Plusieurs de ses amis se sont fait attraper par la police en vendant du cannabis dans la rue. D’autres ont été recrutés par des dealers pour transporter de la cocaïne et de l’ecstasy vers le sud d’Israël : en manteaux et chapeaux noirs d’étudiants, ils n’attirent pas l’attention. Certains, enfin, cambriolent des maisons vides à Bnei Brak, les soirs de shabbat, quand les téléphones sont éteints et que les voisins ne peuvent plus appeler les forces de l’ordre. Ces derniers mois, les journaux ultraorthodoxes recensent les délits et violences attribués à ces « jeunes en difficulté », non sans une part de fantasme : à bien y regarder, les villes et quartiers haredim jouissent d’un taux de criminalité dérisoire.
« Une corde au cou »
Pour la fête de Kippour, en septembre, Haïm part avec une douzaine d’amis au lac de Tibériade, où ils louent un cabanon. Il respecte le jeûne, mais fume de l’herbe jusque tard dans la nuit. Il y a des filles et des garçons, « certains ont fait l’amour, mais pas moi », précise-t-il, soucieux de rester « pur » jusqu’au mariage. Depuis des mois, sa mère l’ignore quand ils se croisent dans la cuisine familiale. Elle est de nature « froide », dit-il. Son père, lui, le comprend. Il n’est pas né haredi, mais a choisi de le devenir, et, en attendant qu’adolescence se passe, il a convaincu Haïm de rejoindre une yeshiva fort « souple » : on l’y réveille en musique, longtemps après le lever du jour.
Fin octobre, alors qu’Israël se reconfinait, les haredim ont rouvert leurs écoles primaires. Tant pis si l’épidémie reprenait dans leurs villes, les principaux « points rouges » du pays ! « Le confinement, c’est une corde qui se resserre au cou de nombreux rabbins : mieux vaut, selon eux, que les gens tombent tous malades et que ceux qui doivent mourir meurent », résume Abraham Dov Greenbaum, journaliste à l’hebdomadaire hassidique Haderech.
Pour la société séculière, c’était la provocation de trop. Les éditorialistes déplorent l’absolue dépendance du premier ministre, Benyamin Nétanyahou, vis-à-vis des partis ultraorthodoxes : il ne peut les forcer à rentrer dans le rang. Jamais le conflit entre haredim et juifs laïques ou traditionnels n’a été si vif. « Le Covid-19 a produit un moment de choix, dit Yaïr Haas, le président de l’association Hillel. Ceux qui rompent avec la communauté aujourd’hui sont effarés par les efforts immenses qu’elle déploie pour les garder en son sein. Ils avaient déjà des doutes : l’épidémie leur ouvre les yeux. »
C’est le cas de Nati, un beau garçon de 20 ans, délicat et sûr de ses choix, qui a perdu la foi il y a un an. Comme ses parents et ses onze frères et sœurs, il est né dans une branche discrète de la grande famille hassidique, qui ne vote pas et refuse toute aide de l’Etat.
« Je voulais quitter les miens, mais je n’avais pas le courage, pas d’argent, reconnaît-il. J’ai décidé d’attendre et de me préparer. » A l’université hébraïque de Jérusalem, Nati acquiert des bases en anglais et en maths, matières exclues des yeshivot. « J’étais un ignorant », glisse-t-il. En l’assignant à résidence chez ses parents, le premier confinement décuple sa détermination. En juin, il profite d’un voyage de ses proches, partis marier l’un de ses aînés à Londres, pour s’établir dans un refuge financé par l’association Hillel, à Jérusalem.
Secret de Polichinelle
Nati a travaillé tout l’été dans les bus de la Ville sainte, où il imposait le port du masque en écoutant, casque sur les oreilles, des récits policiers et des analyses historiques de la Bible, en podcast. Fin octobre, il a commencé une licence en sciences de l’environnement. Il attend que les cours en amphi rouvrent pour s’y faire des amis laïques. Depuis quelques semaines, une petite copine, ancienne haredi elle aussi, lui fait tourner la tête : « Je n’y comprends rien… On cherche tous les deux quoi faire et quoi ne pas faire. »
Nati, au fond, est un cas à part. Non seulement parce qu’il se revendique laïque, comme à peine 10 % des déserteurs, selon l’étude récente de l’IDI. Mais aussi parce qu’il est issu du cœur élitiste de l’univers haredi. Ceux qui s’en vont sont à 60 % des juifs séfarades, communautés plus récemment intégrées. Souvent, leurs parents ne sont pas nés eux-mêmes haredim, ou bien ils ont vécu à l’étranger avant de s’installer en Israël.
Le coronavirus a levé un secret de Polichinelle : la société rêvée des haredim, consacrée à l’étude des textes saints, est un mythe – eux préfèrent parler d’un idéal. Elle s’est formée en Israël après la Shoah, grâce au soutien financier de l’Etat et de donateurs, et ne cesse de s’effriter depuis trente ans. Nombre d’hommes ultraorthodoxes ont un emploi et fréquentent quotidiennement la société séculière. Parmi eux, certains appuient les jeunes renégats, comme Yanki Farber. « Il y a vingt ans, les gens devaient s’enfuir de leur ville pour être libres. Désormais, ils achètent un smartphone, ils abandonnent leur yeshiva, mais ils restent religieux », dit ce journaliste au site Internet Behadrei Haredim.
Quel espace de liberté ces jeunes qui ne veulent pas tout à fait rompre avec leur vie d’avant peuvent-ils se ménager ? C’est le dilemme d’Eliaou, 18 ans, un garçon passionné de politique, fan de « Bibi » Nétanyahou et militant de son parti, le Likoud. Depuis l’été, il traîne sur YouTube, cherche à apprendre l’anglais et l’arabe en ligne, mais ne regarde rien de pornographique. En octobre, durant la fête religieuse de Soukkot, il a protesté contre la police, quand nombre d’habitants de Bnei Brak se sont rassemblés pour chanter et danser, en plein reconfinement. « Tous les jeunes y sont allés, pas seulement les radicaux… On s’ennuie tellement », soupire-t-il. Lorsqu’il se rend à Jérusalem pour prier au mur des Lamentations, Eliaou fait de longs crochets à travers les quartiers arabes de la ville. Il n’y cherche pas des ennuis, assure-t-il, juste à causer.
Depuis deux ans, l’un de ses frères aînés effectue son service militaire dans une unité laïque. Eliaou lui en veut : « Il a osé se présenter en uniforme à la porte de l’appartement. C’était irrespectueux pour nos parents ! » Lorsque Eliaou lui a confié malgré tout ses propres doutes, l’aîné s’est empressé de signaler à leur père qu’il ferait mieux de tenir le cadet à l’œil. Tant pis, Eliaou se débrouille seul : « Je ne crois pas que les haredim changeront grâce au virus : c’est trop tard pour ma génération. » Mais, pour ses enfants, ce sera autre chose. Eliaou veut se marier et prendre le large, pourquoi pas dans une petite ville haredi du Nord, près de la nature. « J’aimerais que mes enfants apprennent ce qu’il faut savoir pour trouver un travail. Qu’ils acceptent des gens issus d’autres horizons… Mais je ne veux pas que mon père et ma mère les voient grandir comme ça. » Eliaou en est certain : ils ne le supporteraient pas.
Louis Imbert