Le grand artiste israélien, proche de Georges Pompidou qui l’invita à œuvrer au Palais de la République, se confie au Figaro. À 92 ans, il raconte le Paris de l’après-guerre, André Breton, Vasarely, Denise René et son besoin de couleurs.
C’est le premier matin du reconfinement. «Je suis au bord de la mer, je regarde vers la France, à Tel Aviv. Alors tu n’es pas autorisée à sortir mais tu es autorisée à parler très loin !», s’amuse Yaacov Agam, 92 ans. Artiste israélien d’avant la naissance d’Israël : il a vu le jour à Rishon LeZion le 11 mai 1928, sous le patronyme Yaacov Gibstein. Le tutoiement est immédiat et très amical chez cet homme chaleureux et espiègle. Précurseur de l’art cinétique, il a laissé son nom biblique au «Salon Agam», commande officielle du président Georges Pompidou en 1971 pour aménager l’antichambre des appartements privés du palais de l’Élysée (1972-1974). Appelée « Salon de l’Élysée » lors de sa conception, l’aménagement d’Agam est avant tout une œuvre picturale que son commanditaire n’a pas vue achevée, une œuvre d’art totale aujourd’hui présentée dans les collections du Centre Pompidou.
Le mur de face présente 900 nuances de couleurs. Chaque couleur est modulée et se transforme progressivement, provoquant un effet d’ondulation par le mouvement du spectateur qui se déplace (c’est le propre de l’art selon Agam). Au sol, un tapis d’une folle richesse chromatique a nécessité un nuancier de 180 couleurs. Il a fallu deux ans à Agam pour en dessiner le carton, inspiré des motifs des murs, et deux ans et demi pour le faire tisser à la manufacture des Gobelins.
Jusqu’au 7 mars 2021, le Centre Pompidou lui confie la Galerie des enfants et une promenade spéciale au sein des collections (Images vivantes). Cercles, carrés, triangles, ses formes récurrentes, s’animent avec le public invité à se déplacer et à faire évoluer des motifs par des changements de points de vue, expérimentant la notion de transformation. Un langage plastique lisible par tous, concept développé par Agam en une méthode éducative, récompensée par le prix Unesco Amos Comeniis 1996.
LE FIGARO .- Comment devient-on une légende de l’histoire de l’art ?
Yaacov AGAM.-Je ne savais pas, je suis très timide. Ce que j’ai introduit, c’est le mouvement, la transformation, le mouvement et le temps dans la pensée visuelle. Avant, c’était toujours l’image figée de quelque chose qui était dans le passé. Or, dans la réalité, la chose la plus constante, c’est le changement. L’art est fait pour refléter la vie. Il n’y a pas une seconde qui survienne sans changement.
Quand avez-vous eu conscience de tout cela ?
Mon père était rabbin. Dans la conscience juive, Dieu nous a donné l’âme, elle est fragile. Chaque nuit, lorsque l’on dort, on rend à Dieu cette âme, en lui disant : « Si tu veux bien, tu me la redonnes au matin.» Nous ne sommes que de passage sur la Terre. Pendant que nous sommes sur Terre, nous avons un peu de temps pour faire quelque chose, pas tout le temps, pas pour toujours. Donc il ne faut pas gaspiller le temps. C’est la chose la plus précieuse que nous ayons. Il faut se presser, faire de soi-même le maximum possible. L’amour est à notre portée. Dans chacune de mes œuvres, il y a une chaleur qui se transmet, il y a beaucoup d’amour et beaucoup de prières.
Votre histoire personnelle coïncide avec celle de l’État d’Israël…. Quelles conséquences en tirez-vous sur l’artiste que vous êtes devenu ?
Je suis né en Palestine sous mandat britannique. Mes racines sont bibliques. Dieu a créé la Terre, le ciel, le soleil, la lumière et la nuit. Nous, les juifs, vivons le passé et le présent en même temps et cela nous donne le sens de l’avenir. De par mon histoire, j’ai vu quantité de conflits. Celui qui m’a le plus marqué est lorsque, après la guerre, les Britanniques ont empêché, sous la pression des lobbys arabes, les réfugiés qui avaient tant souffert de la Shoah, de débarquer en Palestine. Enfant, j’ai été prisonnier dans un camp britannique à Jaffa pendant deux ans. Je n’étais rien, j’étais un gosse. J’étais emprisonné avec tous les futurs leaders de l’État juif. Moshé Sharett, qui fut ensuite ministre des Affaires étrangères (1948-1956) et Premier ministre (1954-55), m’a appris l’hébreu dans ce camp. Moshé Sharett m’a dit souvent : «En hébreu, il n’y a pas de présent immobile, il n’y a qu’un devenir.» Tout mon art est un art du devenir.
Mon père s’appelait Yehoshua Gibstein, du nom d’un prophète qui veut dire «le sauveur» en hébreu. Il était rabbin, spécialiste de la kabbale, il a écrit nombre de livres, notamment sur le shabbat qui accordait enfin une pause à un monde d’esclaves, c’est-à-dire le don de la liberté individuelle à l’humanité. Une journée pour être libre ! Aujourd’hui, on est esclave de notre ambition. À la maturité, j’ai changé mon nom de Gibstein qui était trop évocateur de la diaspora en Europe de l’Est pour un nom hébraïque, Agam, «Le Lac». David Ben Gourion (1948-53) s’est créé, lui aussi, son nom.
Comment êtes-vous entré en contact avec l’héritage et le langage du Bauhaus?
J’ai fait les Beaux-Arts à Jérusalem, après la guerre. Mon professeur, Mordecai Ardon, né en 1896 en Autriche-Hongrie, était un élève du Bauhaus. Il m’a envoyé en 1949 chez son professeur du Bauhaus à Weimar, Johannes Itten (1888–1967), l’un des concepteurs de la théorie de la forme et de la couleur qui enseignait alors à la Kunstgewerbe Schule à Zurich. Mordecai Ardon m’avait recommandé par lettre auprès de lui, Itten m’a appris tous ses secrets sur la matière artistique. J’ai gardé l’idée que l’art est un langage, un alphabet. Ce n’est pas une somme de hasards ou de sentiments. La couleur, c’est une discipline. Jaune, orange, rouge, violet sont ordonnés dans le prisme de la lumière. La lumière, c’est l’assemblage de toutes les couleurs ensemble. L’art est lui aussi universel. À ce langage des couleurs, j’ai ajouté le temps et créé ainsi l’art cinétique.
En 1951, vous êtes attendu à Chicago, vous vous arrêtez en route à Paris. Pourquoi ?
J’ai fait juste une escale d’une semaine à Paris. Un poste m’attendait à l’université de Chicago. Je suis tombé amoureux à Paris, je suis resté. Paris en 1951 était envahi par les artistes. Après la guerre, les soldats américains avaient des bourses pour étudier, ils remplissaient les rues de Paris, cosmopolites. Assis au Sélect ou à La Coupole, il y avait le monde entier, des Russes, des Polonais, des Hébreux, des Arabes, des Américains, des Anglais. C’est au Dôme que j’ai connu Yves Klein, un jeune homme qui n’était pas très heureux. Je l’ai invité à boire un café au lait. Il m’a dit en avoir marre de sa vie, de son père, de sa mère, de la culture, il voulait aller sur la Lune. Il voulait s’enfuir. Il n’est arrivé qu’en Chine et, sur le chemin du retour, au Japon.
Comment avez-vous percé à Paris ?
J’ai rencontré la femme du grand critique Robert Lebel (1901-1986), ami de Marcel Duchamp et des surréalistes. Je peignais des appartements pour gagner un peu d’argent, je donnais quelques cours. Un jour, j’étais chez le marchand de couleurs Gattegno, rue de la Grande-Chaumière, pour acheter des couleurs – jusque-là, je les faisais moi-même. Une dame voulait faire réparer un cadre cassé. Je ne savais pas parler français. Par geste, j’ai proposé de le faire. J’avais un minuscule endroit pour travailler dans l’arrière-arrière-boutique d’un commerçant, à la République. Heureusement sous verrière. C’est là que j’ai créé tous mes chefs-d’œuvre. J’avais toutes mes idées là, je ne pensais pas qu’elles seraient jamais accrochées sur un mur. Des lignes, différentes formes et directions. J’expérimentais le mouvement, la couleur. Je faisais bouger ce que j’avais appris du Bauhaus. Mme Lebel a vu tout cela. Elle a vu aussi que je vivais dans la misère. À l’époque, je mangeais à l’Armée du Salut. Parfois, je rapportais un peu de soupe dans une boîte de sardines vide. Elle a pris quelques-uns de mes tableaux pour m’aider mais me les a rapportés après plusieurs semaines, faute de réussir à les vendre. Elle m’a amené Galerie Craven, 5 rue des Beaux-Arts, où son mari avait fait une grande exposition sur la scène en France après la guerre. Craven a été enthousiaste devant mon travail qu’il a trouvé «extraordinaire et nouveau». Il m’a passé commande d’une exposition, m’a donné 400 francs pour vivre 4 mois, m’a demandé de garder le secret.
Mon exposition personnelle Galerie Craven en 1953 a eu l’effet de bombe. Je laissais toucher mes tableaux. J’acceptais qu’on change l’accrochage, qu’un tableau ait plusieurs positions possibles sur un mur grâce à un système d’épingles et de liège. Comme ça, j’ai fait des tableaux transformables que l’on peut changer à l’infini. Ce fut un scandale que je puisse permettre cela dans une galerie renommée.
C’était une autre réalité. André Breton a dit : «C’est dybbouk !» En hébreu, cela veut dire «collé», quand l’âme de quelqu’un se colle à une autre âme. Breton a dit que l’âme des gens, triste ou joyeuse, se collait sur mon tableau. André Breton et les surréalistes m’ont adopté parce que j’allais au-delà de la réalité. Ils ont trouvé que c’était une manière surréaliste nouvelle d’exprimer le surréel. Max Ernst m’a acheté un tableau chez Craven et l’a gardé au-dessus de sa table de travail, toute sa vie, partout où il a vécu. Je l’ai racheté à sa veuve, Dorothea Tanning, après sa mort en 1976. Le directeur du musée de Grenoble, Serge Lemoine, me l’a racheté, il y est désormais accroché.
Vous exposez en 1955 chez la future grande galeriste de l’abstraction, Denise René, dans sa première exposition collective d’art cinétique. Comment l’avez-vous rencontrée ?
Denise René était un homme d’affaires pour Vasarely (1906-1997). Leurs deux bureaux étaient l’un à côté de l’autre. Denise René (1913-2012) venait de la couture, elle ne connaissait rien en art. Elle a transformé en 1944 sa maison de couture en galerie sur l’idée de Vasarely qui décidait de tout pour elle. Le père de Denise René était d’ailleurs très inquiet de cette aventure ! (rires).
J’étais seul à faire des choses qui bougent. Beaucoup d’artistes ont fait le pèlerinage, Galerie Craven. Le critique Robert Lebel a crié : «voilà la nouvelle pensée !». Vasarely est venu aussi voir mon exposition, m’a embrassé chaleureusement «comme un artiste qui apporte quelque chose de neuf». Il ne m’a pas inquiété. Il a pris tout ce qui était utile pour lui. En art comme en poésie, influencer, c’est normal. Tout est ouvert. Voler, c’est autre chose.
J’ai passé une nuit entière à convertir (le Vénézuélien) Jesús-Rafael Soto (1923-2005) à l’art cinétique. (Le Belge) Pol Bury (1922-2005) était plus facile. Comme ça, on était trois personnes pour faire un mouvement. Après, on a pris (le Suisse) Jean Tinguely (1925-1991) qui était plus compliqué, un peu agressif. Alors, j’ai dit à Denise René, on va faire une exposition «Le mouvement». (Le Vénézuélien) Carlos Cruz-Diez est venu beaucoup plus tard. Et Calder qui était un grand ami.
Comment êtes-vous arrivé dans la proximité immédiate du président Georges Pompidou ?
Conseiller dans le cadre de la préfiguration du Centre Georges Pompidou, Blaise Gautier avait créé avec Germain Viatte une petite cellule très active pour l’art contemporain, un petit bureau sur les Champs Élysées. Georges Pompidou est venu à l’un de leurs vernissages. Pompidou est resté longtemps silencieux, à faire le va-et-vient devant l’un de mes tableaux. Ce jour-là, il était accompagné de Bernard Anthonioz, directeur de la création artistique au ministère des Affaires culturelles et fondateur du Centre national d’art contemporain qui fut le précurseur du Musée national d’Art moderne ... J’étais en Amérique. Anthonioz m’a appelé de toute urgence, en Amérique, pour me le dire ! On m’a appelé ensuite pour rencontrer le Président. Il voulait acheter une de mes œuvres en forme de chandelier. On m’a invité à l’Élysée pour faire un socle pour ce tableau, à côté de sa table de travail dans le bureau présidentiel. J’ai dit : «Ce n’est pas un socle qu’il faut mais un espace entier !» C’est comme ça que le «Salon Agam» est né. Pompidou m’a invité dans ses appartements privés pour en discuter avec sa femme qui était une personne très sensible. Je lui dis : «Je peux faire un tableau dans lequel vous entrez comme dans un paysage, vous vous y promenez, un tableau qui change à chaque pas. Quand on regarde un Vermeer, on pénètre dans le tableau. Vous ferez cette expérience.»
J’ai dîné plusieurs fois à l’Élysée, il parlait de mille choses, beaucoup de Nixon et, surtout, de son conseiller Henry Kissinger (toujours vivant, il a 97 ans !, NDLR) qu’il admirait. Il m’a dit : «Nous avons eu Modigliani, il a crevé de faim chez nous, nous ne l’avons pas aidé. L’État a le devoir d’aider les artistes et les créateurs.» C’est là qu’il m’a montré l’espace dans lequel il voulait que j’intervienne. J’ai fait la maquette exacte de la pièce. Je lui apportais pour lui expliquer comment faire venir la lumière avec les panneaux mobiles en Transacryl. Le matériau, si pur, si transparent, sans la moindre bulle d’air, a été mis au point par Saint-Gobain qui a bien voulu tenter l’expérience parce que c’était une demande présidentielle. Le Président mettait sa main en avant, ne voulait pas voir le modèle, car il ne voulait «pas m’influencer». Il disait : «Vous êtes l’artiste. Faites ce que bon vous semble. J’ai confiance en vous». Ça, c’est le président Pompidou.
C’était un professeur. Je lui disais que nous sommes illettrés visuellement et donc inaptes en ce domaine. Voir les couleurs, cela s’apprend, comme au Bauhaus. L’éducation artistique, alors inexistante en France, était un thème qui l’intéressait. Il m’a dit que le Centre Pompidou répondrait à ce manque et réservait un étage à la création. C’était un homme de visions. En 1972, il est venu voir ma rétrospective au Musée national d’art moderne («Agam», commissaires Germain Viatte et Jean-Hubert Martin , NDLR). Il m’a dit : «Vos tableaux sont cinématographiques». Je ne l’ai pas connu malade. Après, il m’a envoyé des lettres, il écrivait : «Je ne suis pas président à vie…»