En 1870, la République française naturalisait les Juifs d’Algérie dans une démarche assimilationniste. Très vite, un nouvel antisémitisme allait leur reprocher cette trop parfaite intégration.
Le 24 octobre, cela fera 150 ans que les Juifs de France sont Français. C’est-à-dire, tous les Juifs, y compris ceux d’Algérie, qui alors comptait pour trois départements depuis 1848. En 1870, un décret d’Adolphe Crémieux attribuait une pleine citoyenneté française à 37 000 personnes dans cette colonie de peuplement qu’était l’Algérie depuis près d’un demi-siècle. Si certains, parmi eux, étaient en fait originaires de lignées berbères qui déjà avaient vécu une conversion dans le passé, eux tous seront Français. Au même titre que, par exemple, ces familles juives issues d’Espagne, qui avaient fui les persécutions au XVe siècle, avant d’être expulsées pour de bon en 1492. Au même titre aussi, finalement, que ces colons originaires d’Italie, de Malte, d’Espagne, qui n’étaient pas juifs mais qui, eux aussi, seront francisés à leur tour, immédiatement après le décret Crémieux. C’est ainsi avec la population musulmane, seule, que la frontière se dresse aussitôt : pour ceux-là, ce sera le statut d’indigène, et, rapidement, le code de l’indigénat, c’est-à-dire un droit à part, voté en 1881.
Jalon le plus connu de l’histoire des Juifs en France jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le décret Crémieux reste indissociable du récit de l’aventure coloniale et de l’Algérie française, puisque ce texte ancrera largement les allégeances de nombreux Juifs d’Algérie vis-à-vis de l’Etat français. L’historien Jacques Frémeaux, dans ses travaux sur la conquête de l’Algérie, rappelle qu’en 1848, lorsque la région se départementalise, les Juifs ont déjà “d’actives sympathies en France” ; et aussi, qu’ils ne comptent que pour 30 000 personnes tout au plus, principalement dans les villes, pour environ 1 300 000 arabophones et un million de berbérophones. La population européenne quant elle, n’était présente que sur l’équivalent de 1% du pays, et encore faut-il avoir en tête que la moitié des colons français vivaient à Alger ou à Oran.
En 1870, la Troisième République n’a pas soufflé sa première bougie qu’elle arrime le sort des 37 000 Juifs d’Algérie à celui de ceux qu’on appellera durablement “les Européens”. En commun parfois avec eux, des façons de vivre, des lieux où l’on va, des prénoms qu’on francise ou qu’on dédouble (Schlomo devient Salomon ou Charles, voire les trois à la fois à l’état civil), ou la langue française que l’on privilégie de plus en plus – mais pas toujours, et parfois aussi, rien de tout ça. En partage dans tous les cas, en revanche, l’appartenance à une minorité arithmétique, malgré des asymétries de statut de longue date.
Plus Français, c’est-à-dire moins Juifs ?
Cette réforme de la citoyenneté consiste en une naturalisation collective, et c’est pour ça que c’est une nouveauté. Car depuis cinq ans déjà, à titre individuel et au coup par coup, les Juifs d’Algérie pouvaient déposer une demande pour devenir Français. Mais au prix alors d’abdiquer ce que le droit appelait le “statut personnel”. Cette fois, le texte du décret Crémieux dit ceci : « Les Israélites indigènes des départements d’Algérie sont déclarés citoyens français. En conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française… »
Pourquoi Crémieux en 1870 ? L’homme, avocat franc-maçon issu d’une famille qui s’est installée à Nîmes dans le négoce des étoffes, touche à la fin de sa carrière politique, en 1870 : natif de la toute fin du siècle précédent, il s’était rallié à la gauche républicaine sur le tard, en 1848, mais entrait tout de suite au gouvernement provisoire. Comme ministre de la Justice, il interdira par exemple qu’on expose les condamnés avant leur châtiment. En 1870, il est élu député de Paris sitôt la Troisième République proclamée sur les cendres du Second Empire qui vient d’abdiquer devant Bismarck, et retrouve le ministère de la Justice dans la foulée. C’est donc lui, né en 1796, cinq ans après l’émancipation des Juifs de France, qui achèvera d’unifier leur sort en naturalisant les Juifs d’Algérie. Car en métropole non plus, la nationalité française et l’égalité civique complète des Juifs n’a été ni immédiate, ni linéaire.
Ramifiant à la fois chez les sépharades et chez les ashkhénazes, sa famille à lui avait d’abord trouvé refuge à Carpentras : à cette époque-là, dans cette Provence-là, les Juifs pouvaient s’abriter sous la protection du Pape, domicilié à Avignon. Mais quand éclate la révolution française, en 1789, le statut des Juifs était loin d’être aussi sécurisé à l’échelle de toute la France, et la plupart ne sont, du reste, pas Français. Deux siècles ont passé et la date de ce qu’on appelle leur “émancipation”, est restée assez méconnue : c’est en 1791 que l’Assemblée constituante octroiera aux Juifs de France le droit d’être citoyens, dans un moment de la séquence révolutionnaire auquel Robert Badinter avait consacré un livre en 1989 (chez Fayard), qui vient justement de ressortir au Livre de poche cet automne). Dans une série de La Fabrique de l’histoire consacrée à la présence “en pointillés” des Juifs dans le récit national français, Dominique Schnapper disait ceci à Emmanuel Laurentin, en 2019 : « Les Juifs m’ont paru être un cas emblématique des exigences – voire de l’épreuve – que comportait la création des nations démocratiques. A savoir accepter les groupes particuliers avec leur histoire, leurs pratiques, leurs convictions religieuses, leur sens du monde, et en même temps les inclure pleinement en tant que citoyens dans l’espace public. Emblématique parce que la tradition juive était particulièrement ancienne et forte. Du côté des Juifs, c’était une remise en question de ce qui faisait leur monde, un monde où le politique et le religieux étaient totalement imbriqués jusqu’à former un « self-government », une entité proprement politique. La création de la nation démocratique impliquait pour les Juifs qu’ils renoncent à leurs dimensions politiques et judiciaires et réinterprètent le judaïsme en termes seulement historiques, spirituels et religieux : c’était donc une épreuve. Et du côté des créateurs de la modernité politique – dans le cas de la France, des révolutionnaires – il fallait accepter l’idée que la citoyenneté universelle s’applique à ces populations qui étaient à la fois étrangères, différentes, et en même temps modestes, voire misérables. Il a donc fallu toute la force de cette conviction idéologique sur l’universalité de la citoyenneté pour qu’elle s’étende même aux Juifs, même aux bourreaux… et même aux comédiens. »