Il avait conté dans Pour violon seul, paru en France en 2007, ses souvenirs d’enfance dans l’Italie des lois raciales (à partir de 1938) et des déportations nazi-fascistes (de 1943 à 1945). Il demeurait peut-être le dernier grand témoin du temps de la Shoah en Italie. Aldo Zargani s’est éteint ce 20 octobre 2020 à l’âge de 87 ans.
Au tout début de Pour violon seul, qui marque à soixante-deux ans, l’entrée de plain-pied d’Aldo Zargani dans le Panthéon des lettres italiennes, quelque part entre Primo Levi et Giorgio Bassani, le jeune retraité de la Rai qui se souvient de ses premières années écrit : « L’enfance de chacun tient à la fois de la longue-vue et du microscope, mais mon instrument explore la nuit de la Shoah, l’extermination hitlérienne, les catastrophes d’autrefois, les temps lointains où l’existence de tant d’êtres aimés fut anéantie sans raison. »
Un enfant juif dans l’Italie des lois raciales
Dans ce livre traduit en 2007, douze ans après sa publication en italien, se revitalise de manière très concrète la vieille divergence d’analyse entre platoniciens et aristotéliciens : est-on à chaque âge de sa vie une personne différente ou a-t-on tout ensemble son âge biologique et ceux qui l’ont précédé ?
Lui seul pourrait avoir la réponse définitive à cette question, mais une chose est sûre, cette époque et son inépuisable cortège de souvenirs revenaient toujours dans ses conversations. Il y avait malgré son rire, sa verve et son ascendant naturel, une fragilité immédiatement perceptible dont on ne pouvait ignorer l’origine.
C’est cet enfant encore qui réapparut, lorsqu’un jour de juin 2008, Aldo Zargani réagit à ce qu’il considérait comme l’expression d’un racisme d’État : « Les fascistoïdes ont commencé le recensement des Roms italiens. L’un des premiers (à 4 heures du matin avec des projecteurs aveuglants et d’imposantes forces de l’ordre) est médaille d’or de la Résistance. Les quelques juifs qui se souviennent du recensement de 1938 l’ont assez mal supporté. »
Les fantaisies de la mémoire
Il parlait rarement de sa vie d’après-guerre, pourtant riche d’expériences, mais qu’il trouvait banale. Son second livre, Certe promesse d’amore, non traduit en français, en montre pourtant toutes les richesses, qui raconte sa foi lointaine et déçue dans le communisme et le sionisme -il nourrissait depuis une aversion totale pour les idéologies, d’où qu’elles viennent. On en découvrit d’autres épisodes dans les récits qu’il publiait en revue ou en ligne, dont certains sont rassemblés en volume grâce aux efforts de l’écrivain et critique Marco Belpoliti, qui le voyait comme l’héritier des grands auteurs d’après-guerre, dont il est l’un des meilleurs spécialistes.
Aldo Zargani fouillait sa mémoire comme un archiviste mélancolique et fantasque. Tout récemment encore, il y puisait de vrais moments de grâce, comme cette scène d’un homme faisant répéter à un enfant le chant d’entrée de la prière de l’arrivée du Shabbat, entendue depuis une fenêtre du quartier de Bukharim, à Jérusalem.
Comment cet athée pouvait ressentir et transmettre à la perfection le sentiment du sacré, fût-il dénué de toute religiosité, c’est là peut-être une clé de cette intime et presque magique connaissance du temps qui rendait son écriture si précieuse, et qui faisait de lui un grand historien et son parfait contraire, un être convaincu qu’à la tragédie du monde on ne peut opposer qu’un éternel recommencement. Voilà pourquoi on peinera toujours un peu à croire en la réalité de sa disparition.