Avec ce roman inspiré d’une histoire vraie, David Grossman explore la sauvagerie de la maternité et enquête sur les goulags de Tito en Yougoslavie.
« Sachez, chers spectateurs, que Raphy a toujours rêvé d’arracher des princesses des griffes de dragons », résume Nina, personnage-pivot du nouveau roman de David Grossman. Depuis, nous vivons ensemble, mais pas toujours, entre-temps, est née la malheureuse Guili, et maintenant, notre situation est encore plus compliquée, et Raphy tourne un film sur nous. »
La « malheureuse Guili », narratrice de cette histoire, est la fille de Nina, et même plus : la fille abandonnée par Nina lorsqu’elle n’avait que trois ans. Née en Israël, approchant de la quarantaine, scripte de métier (collaboratrice de son père, Raphaël, réalisateur), Guili porte la marque indélébile d’un traumatisme matrilinéaire. À propos de Nina, elle écrit : « Son absence a toujours été sa seule contribution à la famille ».
L’abandon de mère en fille
Bien avant cette réflexion amère de Guili, la mystérieuse et ombrageuse Nina a surgi dans le kibboutz de Raphaël à dix-sept ans, fraîchement débarquée de Yougoslavie, et encombrée par un passé traumatique. « Nina le sphinx », l’appelaient les garçons fascinés par sa beauté inexpressive, sa frêle silhouette et pourtant bagarreuse, cynique, petit monstre froid évoluant sans attaches aux côtés d’une mère résignée. Véra, source première des maux qui ont ricoché sur sa fille et sa petite-fille. En Yougoslavie, au début des années cinquante, Véra a abandonné Nina lorsque celle-ci n’avait que six ans et demi.
Histoires d’abandons, de mère en fille, de transmission d’un manque… Certes, David Grossman sait à merveille tremper sa plume dans l’encrier des passions intimes, disséquer les sentiments et les émotions humaines. Mais ce livre est beaucoup plus que cela. Sans doute parce que cet immense écrivain israélien est obsessionnellement habile à faire ruisseler la grande histoire du XXe siècle sur les destins minuscules des petites gens broyés par les machines de guerre.
Inspiré de la vie d’Eva Panic-Nahir
Pour La vie joue avec moi, il s’est inspiré d’une femme qu’il a bien connue (Eva Panic-Nahir), considérée en Yougoslavie comme une héroïne, puisant dans l’océan authentique de la tragédie collective. Lui qui a souvent par le passé évoqué la guerre israélo-palestinienne ou la Shoah (et l’on apprendra ici que le zèle des Oustachis croates a jeté les parents de Véra dans les oubliettes d’Auschwitz) s’est tourné vers les ravages des goulags de la Yougoslavie titiste.
La tragédie de Véra s’abat sur elle avec l’apparence de l’amour, celui qu’elle voue à Milosz, un jeune paysan devenu un brillant officier Serbe, son époux et le père de sa fille Nina. Le drame se noue après guerre, lorsque Milosz, accusé d’appartenir au clan des Staliniens complotant contre Tito, est poussé au suicide. Véra est alors condamnée aux travaux forcés sur l’île-goulag de Goli Otok, et contrainte d’abandonner Nina.
À la faveur des quatre-vingt-dix ans de Véra, Nina est exceptionnellement revenue en Israël, porteuse d’une nouvelle qui va changer la trajectoire familiale, poussant Raphaël et leur fille Guili à se lancer dans la réalisation d’un film documentaire sur l’histoire de Véra, de son amour brisé pour Milosz, des heures noires de la Yougoslavie.
Grand-mère, mère et fille, accompagnées de Raphaël, entreprendront le voyage à Cakovec. Nina découvrira pour la première fois la véritable histoire de ses parents, et avec elle des racines. Le charme, la beauté, l’amour, ont existé… même s’il reste à affronter l’île de Goli Otok, la brutalité de ses rochers, la violence de ses courants, et le secret qui ronge Véra depuis plus de soixante ans.
Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, Seuil, 330 p., 22 €
Stéphanie Janicot