L’ambassadeur français à Tel-Aviv a rompu avec la ligne officielle, qui défend la solution à deux États comme seule option possible au Proche-Orient.
Le séisme géopolitique qu’a constitué la signature le mois dernier des accords de paix entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn est en train de bousculer les diplomaties du monde entier. Notamment la position française au Proche-Orient, son soutien à la solution à deux États, israélien et palestinien, vivant côte à côte en paix et en sécurité, mantra de la communauté internationale depuis plus d’un demi-siècle et sanctionné par de multiples résolutions de l’ONU.
Si l’annonce surprise, le 13 août dernier, de la normalisation des relations diplomatiques entre Tel-Aviv et Abu Dhabi a été saluée par le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian, celui-ci a estimé dans la foulée qu’elle devait « permettre la reprise des négociations entre Israéliens et Palestiniens en vue de l’établissement de deux États dans le cadre du droit international et des paramètres agréés, qui est la seule option pour permettre une paix juste et durable dans la région ». Une position réaffirmée un mois plus tard, après la révélation des accords de paix entre Israël et Bahreïn.
Une « nouvelle situation »
Pourtant, le 1er octobre dernier, à l’occasion d’une conférence en ligne organisée par ELNET, un centre de recherche promouvant le renforcement des relations stratégiques entre l’Europe et Israël, Éric Danon, l’ambassadeur de France à Tel-Aviv, a pris quelques libertés avec la position officielle française. « Nous n’allons pas négocier à la place des Palestiniens. C’est une question bilatérale et nous sommes simplement là pour dire qu’il faut prendre en compte la nouvelle situation et retourner à la table des négociations », a déclaré l’ambassadeur, en poste depuis août 2019, lors de cette réunion organisée via l’application Zoom.
« Maintenant, a-t-il ajouté, personne ne sait ce qu’il y aura à la fin de l’histoire : un État, deux États ou pas d’État. » Et le diplomate de préciser : « Ce que nous préférons, et ce que nous considérons comme étant la meilleure solution, est une solution à deux États. Cela signifie-t-il que nous ne devrions pas être d’accord sur autre chose ? Pas du tout. Nous pouvons accepter toute solution si les Palestiniens et les Israéliens s’accordent dessus. »
Comme Donald Trump
« Nous assistons à un glissement de la position française vers la position américaine », estime l’ancien ambassadeur Denis Bauchard, aujourd’hui conseiller Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (IFRI). « Jusqu’ici, la France a toujours mis en avant la solution à deux États comme seule voie vers une paix juste et durable dans la région, sans envisager d’autre solution, quand bien même Israéliens et Palestiniens se mettraient d’accord. » Les propos de l’ambassadeur de France ne sont pas sans rappeler ceux prononcés en février 2017 par Donald Trump : « Je regarde deux États et un État, et si Israël et les Palestiniens sont contents, je suis content avec la solution qu’ils préfèrent. Les deux me conviennent », avait déclaré le président américain à l’issue de sa première rencontre avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, rompant alors pour la première fois avec la position officielle des États-Unis.
Depuis, le président américain a fait voler en éclats les piliers du conflit séculaire, au mépris du droit international. Déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem en 2018, reconnaissance des colonies israéliennes en Cisjordanie l’année suivante et coupure des fonds en direction de l’Autorité palestinienne, Donald Trump a durablement modifié les paramètres du dossier en faveur de l’État hébreu, provoquant la rupture avec le camp palestinien. Ainsi, son « plan de paix » dévoilé en janvier dernier fait la part belle aux demandes israéliennes, ouvrant la voie à l’annexion de la Cisjordanie, et a été rejeté par les Palestiniens, à qui il ne propose qu’un territoire morcelé dépourvu de toute souveraineté.
Nouvelle donne arabe
Considérablement affaiblis, les Palestiniens bénéficiaient encore de quelques rares leviers de pression : le consensus international sur la solution à deux États et la solidarité des États arabes, notamment des pétromonarchies du Golfe, qui refusaient toute normalisation avec Israël sans résolution préalable du conflit au Proche-Orient. Or, cette unité de façade a éclaté avec les accords de paix israélo-arabes signés cet été. « Il y a six mois, personne n’aurait imaginé qu’Israël et les Émirats arabes unis signeraient les accords d’Abraham », a rappelé jeudi l’ambassadeur de France Éric Danon. « Ce n’est donc pas une question de mantra, mais de situation qui a changé. Car le Moyen-Orient a totalement changé, à cause de la position des États-Unis, de l’Iran, de la Turquie, parce qu’Israël est devenu une nouvelle puissance régionale, et en raison de la fatigue vis-à-vis de la question palestinienne. »
Ce constat, partagé par de nombreux spécialistes de la région, n’avait jusque-là jamais été exprimé publiquement par un haut diplomate français. « La difficulté pour la diplomatie française est de continuer à rappeler que la solution à deux États est la bonne alors que l’on voit de plus en plus qu’elle est devenue irréaliste sur le terrain », souligne un diplomate. « Ce que l’ambassadeur de France a dit est une évidence. Si jamais Israéliens et Palestiniens arrivent à négocier une autre solution, nous n’allons pas la leur refuser sous prétexte qu’elle n’est pas conforme aux paramètres d’il y a cinquante ans ! », ajoute un autre diplomate. Pour ce fonctionnaire, l’urgence est à la reprise des négociations directes entre les deux parties. « Ce qui a été dit n’est pas innocent dans le sens où chacun doit prendre ses responsabilités, pointe-t-il. Les Palestiniens n’ont jamais été si faibles et ils sont en train de tout perdre : voilà la réalité des choses. »
Changement de paradigme
Problème, les deux camps ne négocient plus depuis maintenant sept ans et l’échec de la dernière tentative de médiation américaine, menée par l’ancien secrétaire d’État démocrate John Kerry. Les Palestiniens l’imputent à la poursuite effrénée de la colonisation israélienne en Cisjordanie, pourtant illégale au regard du droit international, tandis que les Israéliens reprochent à leurs voisins de refuser de reconnaître Israël comme « État juif ».
« Il n’y a plus de pourparlers, mais une réalité qui change chaque jour sur le terrain en faveur d’Israël, ce qui nous conduit aujourd’hui au bord de l’annexion de la Cisjordanie, déplore un diplomate palestinien. Le fait que l’ambassadeur de France ne mentionne plus comme base la référence au droit international représente un inquiétant précédent, ajoute-t-il. Nous sommes en train d’assister à un début de changement de paradigme en France vis-à-vis de la question palestinienne, qui était autrefois sa priorité. »
Discours de Macron
À Paris, on dément toute modification de la ligne française au Proche-Orient. « La position de la France est connue et constante, elle est d’ailleurs rappelée régulièrement par nos autorités », indique une source diplomatique. « Une solution viable au conflit israélo-palestinien passe par l’établissement de deux États vivant côte à côte en paix et en sécurité dans des frontières sûres et reconnues sur la base des lignes de 1967 et ayant l’un et l’autre Jérusalem pour capitale. »
Mais certains signes ne trompent guère. Le 22 septembre dernier, lors de son allocution virtuelle pour la 75e session de l’Assemblée générale de l’ONU, le président Emmanuel Macron a appelé à une « négociation décisive qui permette aux Palestiniens de disposer enfin de leurs droits ». Mais nulle part dans son discours ne figurent côte à côte les mots « État » et « palestinien ».
Armin Arefi