En cette période de fêtes juives, l’écrivain israélien s’interroge : pourquoi tant d’Israéliens se sentent-ils étrangers et exilés de l’intérieur ? Pourquoi éprouvent-ils une sensation d’étouffement ? Peut-être est-ce l’atmosphère lourde de dictature pseudo-démocratique que Benyamin Nétanyahou instaure de plus en plus.
Ecoutons le prophète Osée : «Ils sèment le vent et récoltent la tempête (VIII, 7).» Pendant près de douze années, Benyamin Nétanyahou a semé du vent. Un vent mauvais, un vent de folie. Aujourd’hui, en ces temps de pandémie, voici les effets de son action : un pays déchiré et désorienté, manquant de confiance en sa conduite et en lui-même, proie facile dans la tempête du corona.
Devinette : si les Israéliens répondaient sincèrement à la question de savoir quels sont leurs vœux pour ce nouvel an juif, hormis, bien sûr, la santé, je parie qu’une bonne partie d’entre eux, y compris des partisans de Nétanyahou, répondraient simplement : une vie stable, paisible, sûre, une vie débarrassée de la corruption, avec le sentiment solide et évident que l’ordre et la loi nous gouvernent. Je devine que beaucoup souhaiteraient aussi pour eux-mêmes un Premier ministre qui ne soit pas un «magicien» mais un dirigeant qui se contente de gérer uniquement les affaires de l’Etat et essaie par tous les moyens de guérir ses blessures.
Ce que je souhaiterais pour nous tous : une vie transparente.
Je le souhaite aussi à Benyamin Nétanyahou, d’homme à homme. Je m’interroge parfois : se souvient-il encore d’avoir éprouvé ce sentiment ? Existe-t-il un aspect de son existence qui soit dénué d’hypocrisie ? Que lui-même est transparent ? Libre ? Cela fait des années qu’il nous habitue à ce que tout ce qu’il touche soit souillé d’une manière ou d’une autre. Compromis dans quelque intérêt dissimulé et tortueux ou cachant un double fond. Je l’ai regardé, il y a deux semaines, proclamant à propos du meurtre de Yacoub al-Kyan : «Les citoyens d’Israël veulent connaître la vérité (1) !» et je me suis dit que le prophète Isaïe avait déjà décrit cela : «Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui changent les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres, qui changent l’amer en doux et le doux en amer ! (V, 20).»
Aucun doute : Nétanyahou possède un don oratoire propre à enflammer les passions. Cette semaine, il a connu un succès politique de la plus haute importance [la signature des accords avec les Emirats et Bahreïn, ndlr], susceptible d’influer sur la conscience des peuples de la région. Mais alors, pourquoi tant d’Israéliens et d’Israéliennes se sentent-ils étrangers et exilés de l’intérieur ? Pourquoi sommes-nous si nombreux à éprouver une sensation d’étouffement ? Peut-être parce que c’est notre véritable situation aujourd’hui : sous respiration artificielle. Matériau brut excellent à toute manipulation, matériau tendre et malléable pour y injecter une dictature pseudo-démocratique que Nétanyahou instaure de plus en plus.
Et c’est pourquoi, il est si rafraîchissant et encourageant – et vital – ce mouvement de protestation qui le vise. Car, soudain, retentit une parole tranchante et claire qui fend les bruits trompeurs du «moi, moi, moi» qui nous submergent depuis des années. La protestation ressuscite en nous un sentiment de soulagement quand – après des années de mensonges et d’outrances – la vérité se fait enfin entendre. Certes, cette protestation mêle de nombreux groupes qui ont peu de rapports entre eux. Sa direction est composée d’une multitude de porte-parole et, le plus souvent, elle tâtonne encore. Mais c’est précisément en cela que réside sa puissance, dans sa conduite encore malhabile, dans les énergies de ceux qui sont obligés de briser ce sentiment d’étouffement, dans ce mélange de clameur forte de plus en plus puissante et d’arguments rationnels, efficaces et formulés parfaitement.
Benyamin Nétanyahou accuse ces manifestants (et la gauche, les médias, le procureur de l’Etat, l’opposition et tutti quanti) d’être sous l’emprise du «dibbouk» «Tout sauf Bibi». Mais, à vrai dire, lui-même est devenu une sorte de dibbouk qui prend à la gorge un pays tout entier, un pays désormais désemparé et presque apathique face à ses agissements. Face à son égoïsme ravageur et à sa corruption sans vergogne. Un pays qui, sans répit, depuis des années, est aspiré par lui, obnubilé par lui, sa famille, ses affaires judiciaires. Comme si un millier de miroirs nous cernaient, et que tous reflétaient son image. Et lorsque nous les regardons, nous le voyons. Et non nous-mêmes.
C’est pourquoi, par inquiétude pour l’avenir du pays, avec la sensation que le miracle qui lui a donné naissance et l’a maintenu grâce aux arcs-boutants de solidarité se désagrège de plus en plus, et aussi pour nous restituer notre propre visage, nous nous tenons de semaine en semaine devant la résidence du Premier ministre, rue Balfour à Jérusalem, et devant sa villa de Césarée, et sur les 315 ponts et les carrefours du pays. Et nous continuerons à nous rassembler, à protester, et à crier : «Dibbouk, sors de ce corps ! De nos vies ! Va-t’en, et permets-nous de continuer à relever les ruines que tu as laissées derrière toi».
Comme de l’air pur pour nos bronches, nous avons besoin de guérir de la longue période d’éclipse prolongée de notre bon sens en tant que société. Puissions-nous apprendre à nouveau quelques leçons de base capitales, comme être différents les uns des autres mais sans haine, divisés dans nos opinions mais sans méchanceté. Que nous sachions éteindre l’hostilité et la méfiance qui nous embrasent lorsque nous regardons nos frères, chair de notre chair, qui pensent différemment de nous.
Le processus sera long et complexe car les dégâts se sont déjà propagés au cœur des systèmes les plus intimes d’Israël. Mais une chose est sûre : la réparation ne pourra pas intervenir tant que Nétanyahou garde le pouvoir. Cet homme ne pourra rien réparer. De surcroît, le maintien de son régime contredit toute possibilité de réparation et condamne Israël à de nouveaux dommages.
De manière étrange, même les propos quant à l’empêchement temporaire de Nétanyahou renvoient inconsciemment l’écho de son incapacité la plus profonde : il est incapable de prodiguer la guérison à laquelle Israël aspire. C’est simple, il n’est pas outillé pour ça. Même ses proches témoignent qu’il n’écoute jamais. Qu’il est coupé du reste du monde, confiné dans un espace qui ne lui renvoie que sa personne et ses intérêts. Vis-à-vis de l’extérieur, il est capable de manifester – ou feint à merveille – une puissance, un esprit belliqueux, une confiance en soi et une sorte de souci paternel compatissant à l’égard de ses concitoyens. Sans nul doute, il aime à se considérer comme «le père de la nation», mais il s’agit tout au plus d’un père manipulateur à nul autre pareil, un père cynique, profiteur et utilitariste.
Non, malgré tous ses efforts, impossible de percevoir en Nétanyahou des vertus de guérison et de convalescence, ni, en fait, d’empathie authentique à l’égard des Israéliens brisés, alors que c’est lui-même, par ses défaillances et ses agissements, qui a aggravé leur marasme.
Et c’est pourquoi, depuis un bon bout de temps, il ne s’agit plus d’un combat portant sur «Tout sauf Bibi». C’est une bataille de la faute contre la rédemption. De la maladie contre la guérison. De l’accablement contre l’espérance. Et, dans cette bataille, chacun décidera de sa place.
(1) Le 18 janvier 2017, au cours de l’évacuation du village bédouin «non reconnu» Oum al-Hiran, des policiers ont été percutés par le véhicule de Yacoub al-Kyan après que la police eut tiré à plusieurs reprises sur ce dernier. Un policier est mort sous le choc de la voiture. En septembre 2020, Benyamin Nétanyahou s’est excusé auprès de la famille d’Al-Kyan, présenté jusque-là comme un «terroriste» par les forces de sécurité.
Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.