Le 26 août 1942, dans la région de Lyon, 1 016 juifs, dont 108 enfants, sont raflés et internés. En quelques jours, une poignée d’opposants au régime de Vichy s’organise pour empêcher la déportation d’un maximum de personnes. Grâce à l’historienne Valérie Portheret, ce mouvement de résistance et de solidarité est aujourd’hui mis en lumière.
C’est l’histoire d’une page d’histoire. De celles que vous ouvrez par hasard et qui vous happent, par tout ce qu’elles contiennent de l’âme humaine, du plus clair au plus trouble. De celles qui passionnent et – très vite – obsèdent, entre leçon de morale et parfait thriller.
La chose est arrivée à Valérie Portheret. En 1992, elle découvre un simple passage de la seconde guerre mondiale, un alinéa oublié dans le monceau d’atrocités et d’héroïsme que fut cette période : le sauvetage, du 26 au 30 août 1942, à Vénissieux (Rhône), de 108 enfants juifs raflés sur ordre de Vichy.
L’étudiante a 23 ans, s’appelle encore Perthuis et erre un peu en fac d’histoire, elle qui rêvait de faire du droit et de devenir juge. Elle cherche un thème pour son mémoire de maîtrise. En 1987, à Lyon, le procès de Klaus Barbie, condamné à perpétuité pour la déportation d’enfants juifs à Izieu (Ain) en avril 1944, a marqué les esprits et réveillé les mémoires endolories. L’université Lyon-III, où est inscrite la jeune femme, est devenue un fief du négationnisme, ce qui ne manque pas de l’irriter.
Fragment d’une plus vaste opération
« La question du sort des enfants m’a toujours intéressée », se souvient Valérie Portheret. Avec cette vague piste, elle visite un vendredi le Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation, entend parler d’écoliers juifs cachés pendant la guerre dans un château de la Drôme, à Peyrins. Elle s’y rend le samedi et découvre qu’il ne s’agit là que d’un fragment d’une plus vaste opération. Elle rencontre le lundi un vieux résistant qui se souvient confusément.
Elle constate que « le travail historique n’est pas fait » sur cet épisode. Elle se lance. « J’ai alors été mise sur la route de ce qui allait devenir mon projet de vie. » Cette quête va mobiliser vingt-huit années de son existence, aboutir à une thèse de 1 300 pages et aujourd’hui à un livre condensé qui en compte 234, Vous n’aurez pas les enfants (XO « Document », paru en février).
La rafle de Vénissieux est largement effacée des mémoires lyonnaises mais aussi de la géographie locale. Le pèlerinage sur les lieux du drame est décevant. Dans une avenue de banlieue impersonnelle, des plaques à moitié mangées par une vigne sauvage rappellent le drame, entre un bâtiment de Pôle emploi et un commerce de tacos et de burgers.
Abominable tromperie
Il faut toute la passion de Valérie Portheret, cette manière d’effacer le présent et de vivre à soixante-dix-huit ans de distance, pour s’imaginer le camp militaire aux hauts murs où furent emprisonnés 1 016 juifs non français dans l’attente de leur déportation. Il faut aussi l’appui de photos d’époque, au format minuscule et au bord dentelé, dont le noir et blanc s’est usé pour devenir gris et crème. Elles ont été exhumées fin 2018 par l’historienne.
Documents rares, uniques, qui montrent en ces lieux les familles internées lors de ces journées tragiques. Abominable tromperie que ces scènes banales de vie quotidienne, dans la cour ou au réfectoire, ces airs de colonie de vacances, ces robes légères, ces bras de chemise, ces culottes courtes. Fallacieuses, ces discussions d’allure badine, presque amicales, avec des gardes français qui ont l’ordre de tirer sur eux en cas de rébellion.
Menteurs aussi ces visages calmes et même bizarrement rieurs. Des masques d’insouciance comme si ces êtres traqués voulaient exorciser la peur de l’inconnu qui s’ouvre devant eux, l’augure d’une nouvelle étape dans leur interminable fuite devant la haine antisémite.
Venus d’Europe de l’Est ou d’Allemagne, ils se sont réfugiés dans le supposé pays des droits de l’homme puis en zone non occupée après l’invasion de la France. Ils ont dû s’inscrire en mairie, ne devinant pas qu’ils allaient aider leurs persécuteurs. Après leur arrestation, ce 26 août 1942, et leur regroupement à Vénissieux, ils savent qu’ils doivent être remis aux Allemands.
Portée par le flot du récit, Valérie Portheret entraîne ensuite son interlocuteur vers la colline de la Croix-Rousse, autour de la montée des Carmélites. Elles n’ont en revanche guère changé, ces rues escarpées et ces traboules infinies. Là, furent conduits les enfants, sauvés de la mort par une poignée d’hommes et de femmes de toutes confessions ou incroyances. Dans ces méandres pentus s’évanouirent les petits fugitifs, confiés à des Français bien ordinaires, des braves gens dont la banalité sera la meilleure des protections.
Travailleurs indochinois
2 juillet 1942. Les Allemands obtiennent de Vichy et notamment de son secrétaire général de la police, René Bousquet, que gendarmes et policiers français leur livrent 22 000 juifs étrangers de la zone nord et 10 000 de la zone sud, dite alors « libre ». Il n’est encore question que d’adultes mais, le 4 juillet, Pierre Laval, le chef du gouvernement, étend l’ordre aux enfants de moins de 16 ans. Les 16 et 17 juillet, à Paris, 13 000 personnes, dont 4 000 enfants, sont arrêtées et conduites au Vél’d’Hiv.
En zone non occupée, les rafles commencent bientôt. Le 5 août, une circulaire ordonne d’interpeller tous les juifs entrés en France après le 1er janvier 1936. Le préfet de région, Alexandre Angeli, est chargé de l’opération dans dix départements autour de Lyon. Ses ordres seront exécutés avec un zèle variable. Dans de nombreuses communes, des familles sont prévenues à l’avance et parviennent à s’échapper. Un peu plus d’un millier de personnes sont cependant arrêtées et transférées en bus jusqu’à Vénissieux.
Angeli a réquisitionné les baraques du camp militaire, lieu discret, situé à l’écart de l’agglomération. Dans ces bâtiments sinistres sont déjà parqués, depuis 1940, des travailleurs indochinois de la Main-d’œuvre indigène (MOI), venus avant la guerre travailler dans les usines et les mines du pays. Mis au chômage, ces ouvriers ont été réunis là, en transit forcé, et attendent d’être affectés à de nouveaux emplois.
Extrait de « Công Binh, la longue nuit indochinoise », du réalisateur Lam Lê.
A Lyon, Gilbert Lesage, chef du Service social des étrangers, est mis au courant de la rafle des juifs étrangers six jours avant la date prévue. Ce chrétien protestant, proche du mouvement quaker, est en fait un résistant infiltré dans la bureaucratie vichyste. Catastrophée, la taupe alerte aussitôt ses contacts à l’Amitié chrétienne. Créée en 1941, cette association d’entraide, réunissant catholiques et protestants, a pignon sur rue. Elle est placée sous le patronage du cardinal Pierre Gerlier, primat des Gaules. Elle est soutenue par le pasteur Marc Boegner, président de la Fédération protestante de France. Mais, derrière une façade œcuménique et humanitaire, s’active un réseau d’opposants à Vichy.
Personnalités exceptionnelles
L’Amitié chrétienne regroupe des personnalités exceptionnelles, tel l’abbé Alexandre Glasberg. Originaire d’une famille juive ukrainienne, il a fui en 1920 les pogroms, traversé l’Europe, s’est converti au catholicisme en France et est devenu prêtre en 1938. Il s’est lié au séminaire avec le père Pierre Chaillet, autre pilier de l’association, qui a vu la montée du nazisme lors de séjours en Allemagne puis en Autriche. Ce jésuite publie clandestinement depuis 1941 une revue spirituelle, Les Cahiers du témoignage chrétien, prémices d’un mouvement de résistance.
Un laïc, Jean-Marie Soutou, est secrétaire de l’Amitié chrétienne : c’est un proche d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit qui vient de se marier avec Maribel Semprun, une réfugiée espagnole, sœur de l’écrivain Jorge. Maribel est également très active dans l’organisation, tout comme une autre femme admirable : Madeleine Barot, secrétaire générale de la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués), une protestante qui tente depuis 1940 d’aider les réfugiés.
L’Amitié chrétienne entretient des relations étroites avec l’Œuvre de secours aux enfants (OSE), une organisation d’entraide juive qui jouit encore d’une reconnaissance légale en ce mois d’août 1942.
Elle aussi est animée par des figures hors pair. Comme Charles Lederman, citoyen français d’origine polonaise, engagé volontaire en 1914, sympathisant communiste. Comme son beau-frère Georges Garrel, un polytechnicien d’origine lituanienne qui travaille déjà pour le réseau clandestin Combat. Que dire de Lili Tager, dont la famille vient de Russie ? Cette femme a fait trois mois de prison pour avoir tiré la langue à un Allemand (elle épousera plus tard Georges Garel). Que dire aussi d’Elisabeth Hirsch, une assistante sociale originaire de Roumanie, ou encore de Claude Gutmann, qui est également responsable des Eclaireurs israélites de France ?
Lili Tager, l’une des sauveteuses des enfants du camp de Vénissieux
Sitôt prévenu de la rafle du 26 août par Lesage, cet entrelacs de chrétiens et de juifs, de vieux ou de jeunes militants, de religieux ou de mécréants, s’organise.
Lesage fait mieux que les alerter. Il leur fournit des laissez-passer pour entrer dans le camp. Il introduit même des membres de l’Amitié chrétienne dans la commission de « criblage », censée examiner chaque cas individuel. La circulaire du 5 août, celle qui organise la procédure de déportation, prévoit onze exceptions : pour les personnes âgées, les femmes enceintes, les malades, les parents de familles nombreuses, etc.
Travail de sape
Du 27 au 29 août, l’abbé Glasberg, qui a l’avantage de parler le yiddish, et les autres infiltrés dans la commission musclent les dossiers des internés. Ils réunissent en urgence la paperasse nécessaire pour ceux qui ont des bons dossiers, trichent avec les dates ou les nationalités pour les autres, créent à l’occasion des faux papiers ou de fausses attestations. Puis ils plaident avec véhémence une exemption ou une autre. Ils aident également à quelques évasions, mais elles demeurent rares, les gardes mobiles étant postés partout.
Les sauveteurs vont aussi bénéficier de l’aide providentielle d’un jeune médecin. Docteur, Jean Adam ne l’est même pas encore. Il prépare toujours son diplôme quand il est réquisitionné pour se rendre dans le camp. Il doit en principe épauler les médecins en place, mais ceux-ci ont préféré démissionner avec fracas ou se dérober discrètement, plutôt que d’être associés à cette rafle honteuse. Terrible cas de conscience pour Jean Adam. Il reste et multiplie dès lors les certificats médicaux de complaisance.
Le travail de sape au sein de la commission de criblage se fait à l’insu des responsables de l’opération. De Claude Cornier, du bureau des étrangers, qui contresigne les exemptions. De l’intendant de police Lucien Marchais, un bureaucrate simplement soucieux d’exécuter les ordres et qui se détourne à l’occasion pour ne pas voir l’action des sauveteurs. Et surtout de son adjoint René Cussonac, un collabo et antisémite enragé, celui-là, qui prendra d’ailleurs la place de son supérieur trop tiède l’année suivante et deviendra par la suite un efficace suppôt de la Gestapo.
Une lutte pour la vie et la mort
A partir des archives qu’elle a consultées, des témoignages qu’elle a recueillis, Valérie Portheret décrit l’ambiance étouffante qui règne alors entre ces hommes aux objectifs opposés. Derrière les débats administratifs, les chipotages de date ou les exégèses sanitaires se joue une lutte pour la vie et la mort. Trois jours durant, les sauveteurs de la commission de criblage sortent ainsi plusieurs centaines d’hommes et de femmes de la liste des départs. Mais elle comporte encore tellement de noms…
Vichy et l’administration allemande s’impatientent, exigent le départ d’un premier convoi de la gare de Saint-Priest le 29 août et fixent un quota de 800 prisonniers. Très loin de ce chiffre, le méthodique Cornier, l’obéissant Marchais et le terrible Cussonac commencent à barrer des noms d’exemptés. Eva Fixler, une femme venue de Hongrie, pays non concerné par la mesure de déportation, est déclarée Tchèque, malgré une attestation du consul hongrois, et désignée pour la déportation. Un aveugle est aussi condamné malgré son flagrant handicap.
Dans le camp, l’atmosphère devient irrespirable. Les prisonniers pressentent ce qui les attend. « Les délégués de Vichy leur disaient qu’ils étaient réclamés par les Allemands pour être affectés dans des camps de travail, écrit Jean Adam dans un témoignage de 1952. Malgré ce mystère, l’état d’esprit des détenus fut rapidement angoissé et atteignit le désespoir. » Les jeunes femmes redoutent d’« aller servir aux soldats allemands ». Adam recense vingt-six tentatives de suicide en une seule nuit. Il décrit lui aussi une « âpre lutte » avec Cussonac autour de chaque cas.
Un acte d’abandon
Les opérations sont encore retardées de quelques heures quand le général Robert de Saint-Vincent, gouverneur militaire de Lyon, refuse d’accorder l’escorte des gendarmes pour cette déshonorante mission – il sera démis de ses fonctions pour acte de désobéissance. Les sauveteurs décident alors d’une manœuvre désespérée. Parmi les onze exemptions stipulées dans la circulaire du 5 août, il est prévu que les enfants non accompagnés de leurs parents ne peuvent être déportés.
Dans la nuit du 28 au 29 août, les membres de l’Amitié chrétienne vont convaincre les pères et mères de rédiger un acte d’abandon en faveur de l’association. Des dizaines de délégations de paternité en blanc sont ronéotypées à la hâte.
Là encore, Valérie Portheret va mettre la main, au hasard d’un carton d’archives fouillé en 2006, sur une partie de ces incroyables documents. Ils sont là devant ses yeux, avec leur encre bleu délavé et leur sécheresse dans les mots. « Je soussigné… agissant en pleine connaissance de cause et de ma libre volonté déclare abandonner à l’Amitié chrétienne les droits de garde et de puissance paternelle que j’exerce sur… », est-il écrit. Les uns après les autres, les parents acceptent de remplir ce dernier moyen d’épargner leurs enfants. Au total, 108 attestations sont signées.
Mela Bäcker avait 9 ans en 1942. Elle en a 87 aujourd’hui mais garde toujours un rire limpide de petite fille. « J’étais si petite et si maigrichonne que je tenais dans un lavabo. “Qu’est-ce qu’elle est minuscule ?”, me disait-on. » La vieille dame garde aussi cet air étonné d’enfant devant ce qu’elle a vécu. « Les souvenirs sont là, c’est encore si vivace », dit-elle. Elle est née à Vienne, en Autriche, avant de déménager en Belgique avec ses parents, Chaja et Esther, puis de s’exiler en France, fuyant devant les nazis.
« Nous logions dans un garni à Saint-Vallier, dans la Drôme, quand on est venu nous arrêter le 26 août. » L’enfant est emmenée avec sa mère. Hospitalisé, son père est épargné. Pendant les trois jours que dure l’internement à Vénissieux, Mela voit Esther s’activer. « J’ai compris qu’il se passait quelque chose de grave, sans connaître le pourquoi de l’histoire. Maman allait et venait sans cesse. Il régnait une ambiance terrible. Il y avait des cris. Des gens s’évanouissaient. » Esther, elle, reste calme au moment de se séparer de sa fille.
« J’étais désespérée, se souvient Mela. Je n’avais plus ma tête. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, pourquoi je devais quitter maman. Je me disais juste que, si elle faisait ce qu’elle faisait, c’est qu’elle avait ses raisons. Et puis maman a retiré ses boucles d’oreilles et me les a mises. Elles ne me quittent plus depuis. »
Mela est ensuite conduite avec les autres enfants dans le réfectoire. Elle voit passer sous les fenêtres le bus qui emporte les parents à la gare. Mela Bäcker n’a su que récemment, par Valérie Portheret, que sa mère avait signé un acte d’abandon pour la sauver. « Quand on a eu soi-même des enfants, on peut essayer d’imaginer ce que cela signifie. »
Le subterfuge est découvert
Pour les sauveteurs, le temps presse. En effet, dès le 18 août, Vichy a envoyé de nouveaux ordres et réduit à cinq les conditions d’exemption. Celle exonérant les enfants non accompagnés n’y figure plus.
Cussonac et consorts l’ignorent encore en cette fin août : Lesage a escamoté la nouvelle consigne… Mais ils peuvent être prévenus à tout moment. Deux bus emmènent rapidement les 108 enfants dans un ancien couvent situé au 10 de la montée des Carmélites. « On s’est retrouvés très nombreux dans une pièce », se remémore Mela Bäcker.
De là, les gamins sont répartis en hâte dans des familles d’accueil qui ont été prévenues par le réseau. Des scouts, chrétiens et israélites, se chargent de les convoyer à vélo vers telle ou telle adresse. Mela est confiée à une veuve juive alsacienne, Marguerite Raphaël, qui habite avec ses enfants le quartier Bellecour. « La première nuit sans maman a été très dure. Et puis j’ai été mise dans une école à Lyon, où j’ai retrouvé des petits enfants de mon âge. »
Témoignage d’Isaac Fabrykant, un des enfants rescapés du camp de Vénissieux
Les derniers rescapés sont en lieu sûr quand, le 31 août, dans l’après-midi, la police débarque montée des Carmélites sur ordre d’Angeli. Le préfet a été prévenu par Bousquet, lui-même alerté par les Allemands qui se plaignent de la maigreur du convoi qu’ils réceptionnent sur la ligne de démarcation et constatent l’absence d’enfants parmi les déportés. Le subterfuge pour les sauver a été découvert.
Ce même 31 août, un tract signé des Mouvements de Résistance se met à circuler et sonne comme un défi. Il s’intitule : « Vous n’aurez pas les enfants » et met en cause Angeli, cet « ignoble Tartarin raciste ». Le préfet est embarrassé : l’Amitié chrétienne est, rappelons-le, placé sous l’autorité de Mgr Gerlier. En 1940, le religieux s’était fait remarquer par un soutien emphatique à Pétain. Deux ans plus tard, il est plus circonspect. L’abbé Glasberg l’a prévenu de l’opération de sauvetage. Gerlier va la couvrir face aux récriminations d’Angeli. Il fait même lire en chaire le 5 septembre une lettre pastorale condamnant le sort fait aux juifs. Le 23 août, le cardinal de Toulouse, Mgr Jules Saliège, avait déjà fait prononcer une semblable mise en garde dans les églises de sa région.
Une vie d’errance et de peur
Pour Serge Klarsfeld, historien et avocat, mémorialiste de la Shoah en France, la rébellion du cardinal Gerlier qui a suivi le sauvetage de Vénissieux est un moment important. Pierre Laval se sent contraint de freiner la collaboration dans la déportation des juifs, face à l’opposition déclarée d’une partie de l’Eglise catholique. « Vichy a ralenti, prenant conscience de la protestation de la population », constate-t-il aujourd’hui.
Court répit. La traque reprend, après l’occupation de la zone sud par les Allemands, en novembre 1942. Mela Bäcker doit rester sur le qui-vive. « Un jour que j’allais à l’école toute seule, un homme en pardessus de cuir, un type de la Gestapo, s’est approché et m’a caressé les cheveux, place des Célestins. J’ai eu très peur. » Une autre fois, deux femmes allemandes l’interpellent dans leur langue au détour d’une rue. « Elles m’ont demandé comment je m’appelais et où j’habitais. J’ai fait semblant de ne pas comprendre. L’une d’elles a dit à l’autre, en s’éloignant : “Elle comprend très bien !” »
Le réseau continue de protéger Mela et les autres enfants. Quand les Raphaël doivent fuir à leur tour, la petite fille est confiée à un autre foyer, les Janin, à Caluire. Elle doit changer d’identité et d’école. Puis elle déménage encore et devient interne à Chazay-d’Azergues, où elle restera cachée jusqu’à la fin de la guerre.
Les 108 enfants connaissent une semblable vie d’errance et de peur, recueillis par des familles qui prennent tous les risques et les élèvent tels les leurs. Directrice d’école, comme Andrée Chesneau, au château de Peyrins, dans la Drôme, paysans comme les Faure, les Dejour, les Frachon, à Saint-Sauveur-de-Montagut, en Ardèche, industriels comme les Iehle, à Feyzin, des Français cacheront pendant deux ans ces petits parias, avec la complicité silencieuse des voisins.
Amère victoire
La plupart des membres de l’Amitié chrétienne ou de l’OSE, quant à eux, basculeront dans une résistance toujours plus active à l’occupant. Glasberg doit se réfugier sous un faux nom dans un petit village du Tarn-et-Garonne. Adam sera poignardé par des miliciens et laissé pour mort en 1943, avant de rejoindre le maquis. Soupçonné dans l’affaire de Vénissieux, Lesage échappe aux sanctions, continue son travail dans la Résistance, mais est arrêté par la Gestapo à Paris en avril 1944. Il n’échappe au poteau que par l’arrivée des Alliés. Gutmann meurt en déportation.
Après la guerre, le sauvetage de Vénissieux s’efface des mémoires, éclipsé par bien des faits d’armes plus retentissants. Plus purs, peut-être, aussi, moins ambigus, en tout cas. Accepter de s’associer à un travail de tri pour sauver une partie des gens condamnés était un douloureux exercice moral : 471 juifs étrangers, dont 108 enfants, ont été sauvés, mais 545 n’échapperont pas à la déportation. Amère victoire.
L’abordant brièvement en 1983 dans Vichy-Auschwitz, Serge Klarsfeld réhabilitera cet épisode dans son monumental travail de vérité sur la Shoah. Lors de plusieurs rencontres, il encouragera ensuite Valérie Portheret dans ses recherches, fidèle à un principe : « Face à ceux qui nient, il faut asseoir le sujet de façon scientifique. » Et d’y aller d’un ironique hommage aux falsificateurs : « D’une certaine manière, le négationnisme a été un aiguillon qui a permis de lancer une étude universitaire. Il fallait des réponses précises et historiques. »
Valérie Portheret va donc s’acharner pendant vingt-huit ans à les fournir, ces réponses. Au déni, elle va opposer des faits. Elle a ainsi retrouvé les noms de 90 des 108 enfants sauvés. L’historienne en a rencontré vingt-cinq, en France, en Suisse, en Israël ou aux Etats-Unis, recueillant, arrachant parfois leurs témoignages. Elle s’est attachée, bien au-delà d’un travail scientifique, aux destins de Mela Bäcker mais aussi de Rachel Kaminker, de Lotte Lévy, d’Armand Buks, d’Emile Meisler et de tous les autres.
L’ultime récompense survient en octobre 2018. L’historienne s’est lancée à la recherche des Indochinois qui se trouvaient dans le camp en même temps que les juifs raflés. Jusqu’au jour où la descendante de l’un d’eux, Céline Ngo-Trong, l’appelle et lui annonce qu’elle possède des photos du camp faites par son grand-père, Chieu Ngo-Trong. Valérie Portheret découvre alors ce qui devient autant de pièces à conviction.
Serge Klarsfeld, qui a racheté le fonds, n’est pas moins enthousiaste : « Ce sont les seules photos existantes d’une rafle en zone sud nous montrant l’intérieur d’un camp. Si nous avions eu la même chose pour le Vél’d’Hiv, dont il n’existe aucune vue, notre connaissance aurait avancé de vingt ans. Ces photos nous disent : Voilà comment ça s’est passé. » Les visages lumineux de ces hommes et de ces femmes contre les ténèbres du négationnisme.
Exterminés à Auschwitz
On sait ce que sont devenus ces déportés. Montés dans le train de Saint-Priest, ils sont arrivés à Drancy. Puis ils sont partis vers l’Est : 476 par le convoi 27, le 2 septembre 1942, et 58 par le convoi 30, le 9 septembre. Tous ont été exterminés à Auschwitz. Sur les 108 enfants, trois ont été rattrapés par les Allemands en 1944 et gazés dans le camp de la mort.
Mela, qui a retrouvé son père après la guerre, n’a jamais su quand et comment était morte sa mère. Elle a essayé de suivre sa trace mais l’a perdue au détour d’une feuille administrative que le temps avait rendu illisible. Elle ne peut que vivre avec ce doute. « Je la cherche encore. Je ne suis sûre de rien. »
Valérie Portheret ne désespère pas non plus de retrouver les dix-huit noms d’enfant qui lui manquent. Et, comme ces photos providentielles, d’autres archives, espèrent-elles, attendent peut-être quelque part d’être tirées du néant, vérités à opposer aux dénégateurs. Afin de ne pas oublier, comme le résume Serge Klarsfeld, qu’« un peuple issu de l’Antiquité a été massacré par le peuple le plus civilisé d’Europe, le peuple allemand ». Et qu’à Lyon, en cette fin d’août 1942, une poignée d’hommes et de femmes ordinaires s’y est opposée.