Sous tutelle depuis avril, l’établissement de Valdoie (Territoire de Belfort) fait l’objet de la première information judiciaire pour « homicide involontaire ». « Le Monde » s’est procuré le rapport « glaçant » des administrateurs provisoires.
Les plaintes déposées contre les Ehpad à la suite des nombreux décès liés au Covid-19 ont-elles des chances d’aboutir, et des responsables d’être désignés ? Pour l’instant, l’unique information judiciaire de France ouverte concerne l’Ehpad de la Rosemontoise, pour des faits d’« homicide involontaire par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence », et d’« abstention volontaire des mesures destinées à combattre un sinistre dangereux pour les personnes ». Trente personnes âgées et une aide-soignante sont mortes au printemps dernier dans cet établissement de Valdoie (Territoire de Belfort).
Une quarantaine de plaintes
Dans ce dossier, il y a quatre plaignants : Sébastien Lévêque, dont le père Bernard a été emporté à 73 ans par le Covid, sans explication ni rite funéraire ; les deux sœurs de Patricia Boulak, aide-soignante depuis 1989 à la Rosemontoise, décédée à 53 ans ; ainsi que l’ancienne maire de la ville Corinne Coudereau.
Fabien Arakelian, leur avocat, a déposé en tout une quarantaine de plaintes contre des Ehpad (à Clamart, dans les Hauts-de-Seine, à Mougins, dans les Alpes-Maritimes…) et en a refusé autant, car « le lien de causalité est difficile à faire » entre la gestion des établissements et le nombre des victimes. Toutes ont donné lieu à l’ouverture d’enquêtes préliminaires. « Tous ces dossiers sont horribles, mais dans le dossier de la Rosemontoise, il n’y a aucun débat. Si vous voulez un guide de ce qu’il ne fallait pas faire, il est là », accuse-t-il.
Les sœurs de Patricia Boulak racontent que l’aide-soignante se sentait « maltraitante », en raison du manque de personnel, avant même l’irruption du virus. Le Covid est arrivé dans l’établissement dès la fin février, ramené par des membres du personnel qui ont participé au rassemblement évangélique de Mulhouse, considéré comme l’un des premiers clusters de France.
Le confinement n’est décidé que le 14 mars, et le 17 mars se tient une réunion de soins. Au cours de celle-ci, des consignes auraient été données par la direction : « Le port du masque de protection était proscrit afin d’éviter toute situation de psychose au sein de l’établissement. Les salariés bénéficiant d’un arrêt maladie étaient invités à reprendre leur poste avant même la fin dudit arrêt. Aucune mesure spécifique n’était prise concernant les salariés présentant des pathologies », est-il écrit dans la plainte.
« Le masque, ça sert à rien »
Marie, une soignante qui souhaite conserver son anonymat, n’a cessé d’alerter sur la situation. Elle corrobore ces accusations. « Oui, le masque proscrit, je me souviens bien. La directrice passait et disait : “Le masque, ça sert à rien, ne les gaspillez pas”, elle en a même fait enlever un à Patricia. »
Geneviève Chevrolat, qui préside depuis cinq ans le conseil qui représente les familles et les résidents de la Rosemontoise, abonde : « Oui, il y aurait même eu des affiches dans l’ascenseur selon lesquelles le masque était interdit. » Quant aux salariés qui travaillent malgré leurs arrêts maladie, Marie explique : « Une soignante a été testée positive, elle a appelé le dimanche, la directrice lui a dit de venir quand même, elle est venue le lundi, et après son médecin l’a engueulée. »
Selon la plainte, Patricia Boulak a été forcée de faire la toilette d’une résidente atteinte du Covid, sans aucun matériel de protection. « La direction a contraint les soignants à faire des toilettes de personnes très malades ou décédées, sans rien », approuve Geneviève Chevrolat. Le 22 mars, Patricia est clouée au lit, sa température supérieure à 39 degrés. Quatre jours plus tard, elle est testée positive. Le 31 mars, sa sœur débarque chez l’aide-soignante incapable de manger ni de respirer. Le SAMU l’évacue en urgence en réanimation à l’hôpital de Trévenans. Le 24 avril, à 5 heures du matin, Patricia Boulak s’éteint.
Depuis le 6 avril, devant la gravité de la situation, le conseil départemental (CD) du Territoire de Belfort ainsi que l’agence régionale de santé Bourgogne-Franche-Comté ont décidé le placement sous tutelle de l’Ehpad, géré jusque-là par l’association Servir. L’enquête commence à peine au plan judiciaire, mais sur le volet administratif, elle est éloquente, selon un rapport produit par les administrateurs provisoires.
« Désarroi et souffrance » du personnel
« Le cumul des défaillances expose les personnes âgées dépendantes accueillies au sein de l’établissement à des risques sérieux d’atteinte à leur sécurité et à leur bien-être [et] constitu[e] une situation d’urgence », commentent les administrateurs dans ce rapport, que Le Monde a pu consulter. S’en suivent une soixantaine de pages que Florian Bouquet, le président du conseil départemental, qualifiait lui-même de « glaçantes » dans la presse régionale, début août. « Lors de leur arrivée, les AP [administrateurs provisoires] constatent que les personnels de l’établissement sont dans un grand désarroi et une grande souffrance qui les laissent totalement désemparés (…). La Rosemontoise ressemble à un vaisseau seul en perdition dans la tempête due au virus. »
Les données chiffrées font ressortir un « taux d’attaque » de 42 % du Covid dans l’établissement au printemps. Le rapport fait état d’un absentéisme endémique du personnel : 75 % de l’équipe a été absente entre mars et mai 2020. « Le déficit du management est identifié dès 2014. Peu de présence du cadre infirmier, des aides-soignantes affectées à des résidents en fonction de leur bon vouloir, des erreurs de planning montrent à quel point l’association Servir connaît peu le management des maisons de retraite », peut-on lire. La mauvaise gestion des ressources humaines serait due au fait que « le siège est géré comme une entreprise commerciale, tout est axé sur la rentabilité, pas adaptée à la mission sociale d’un Ehpad, paradoxe avec les valeurs véhiculées ».
Plus de 2 000 euros la chambre
Les administrateurs décrivent ensuite des dossiers de soins brouillons, dans lesquels manquent des informations de base sur la santé des résidents. Aucune attention n’est portée aux risques de dénutrition. L’accompagnement de l’hygiène et de l’incontinence des pensionnaires est erratique, les mauvaises odeurs fréquentes. Les bâtiments sont « vétustes » : « Les toitures ne sont plus étanches, les ouvrants fuient, la VMC est en panne depuis des mois ce qui rend l’atmosphère malsaine, la cuisine est hors normes, les salles à manger mal dimensionnées (…), les lingeries d’un autre monde… », pour une chambre facturée plus de 2 000 euros par mois par résident.
L’état de la Rosemontoise pose la question de ses finances, et celles du siège de Servir. Pour l’année 2020, le conseil départemental a versé 315 494,82 euros au titre des frais de gestion du siège : « Nous avons pu constater l’impossibilité de l’association Servir à gérer l’établissement, alors même que le siège est très fortement abondé (…). On pourrait dire que le conseil départemental paie deux fois une prestation mal ou peu réalisée (…). L’association Servir semble organiser le suivi financier non pas dans l’intérêt de la maison de retraite mais dans l’intérêt de ses propres finances. »
Le nouveau directeur général de l’association Servir, Philippe Favre, trouve l’enquête administrative « à charge » : « On affirme, mais où est le factuel ? » Sur les budgets, il précise : « Le conseil départemental les a validés, pourquoi est-ce qu’on découvre maintenant qu’ils sont anormaux ? » Il se dit « serein » face à l’ouverture de l’information judiciaire, « soulagé qu’on puisse enfin rentrer dans du factuel », au-delà de « la tempête médiatique » et « des accusations infondées ». Sur les masques proscrits et les arrêts maladie contournés, Philippe Favre n’a pas d’éléments factuels, mais « si c’est le cas, on marche sur la tête, il y a des têtes qui vont tomber », promet-il.