La commune du Val-d’Oise est devenue une place forte des réseaux islamistes grâce à la complaisance d’élus locaux. Elle pourrait désormais servir de laboratoire pour la « lutte contre les séparatismes » promise par le gouvernement.
En roulant vers la sortie d’Argenteuil, depuis les quatre voies du quai de Bezons, il faut tourner à droite en direction du stade d’athlétisme, et s’engager dans l’avenue du Château. Après un hôtel Ibis et un garage Speedy s’élève une succession de petites maisons. Là, un modeste local sert de salle de prière officieuse. Selon les services de la préfecture du Val-d’Oise, des hommes arrivés clandestinement de Libye et d’Afghanistan y sont hébergés « par un caïd local ». Le mercredi, on peut y apercevoir un prédicateur qui les rejoint, bientôt suivi par une dizaine d’enfants des environs, vêtus à l’afghane. Les mêmes sources affirment qu’ils y écoutent des sermons religieux radicaux. Un cas parmi d’autres dans cette commune jadis haut lieu de l’impressionnisme, et longtemps bastion communiste.
Un courant apparu en 1991
Dans son rapport publié le 7 juillet, la commission d’enquête du Sénat sur le radicalisme islamiste résume ainsi la situation : « Aujourd’hui, les salafistes représenteraient environ 40.000 personnes sur le territoire national. Ils disposeraient, selon les travaux de recherche qualitative menés par l’équipe du professeur Bernard Rougier, d’un ancrage territorial significatif dans certains territoires. » Notamment « à Argenteuil, dans le Val-d’Oise ». L’universitaire en question, Bernard Rougier, l’un des meilleurs connaisseurs du sujet, précise qu' »il existe à Argenteuil une librairie et une école qui sont des références à l’échelle nationale pour les réseaux et les structures partisans d’un islam extrémiste« . L’apparition de ce courant, localement, remonte à 1991, avec l’arrivée à Sartrouville, commune voisine, de responsables algériens du Front islamique du salut (FIS). A la frontière des deux villes, dans la cité des Indes, ces religieux ont longtemps géré l’une des plus influentes salles de prière extrémistes de France, fermée par un arrêté préfectoral de novembre 2017.
De nos jours, 110.000 habitants vivent à Argenteuil – deux fois plus que dans les années 1950 –, installés dans des quartiers sortis de terre en trois décennies, à quarante minutes au nord-ouest de Paris, le long des rives de la Seine. Ici, près d’un tiers des citoyens ont un parent issu de l’immigration. La culture musulmane s’est naturellement inscrite dans le paysage urbain. Autour des jardins qui ceinturent l’hôtel de ville, on croise quelques hommes portant des tenues traditionnelles et des barbes qui s’allongent vers la poitrine. Les jours de marché, boulevard Héloïse ou allée Fernand-Léger, de nombreuses femmes voilées circulent entre les stands.
La librairie et maison d’édition Al Bayyinah, évoquée par Bernard Rougier, est installée non loin de la salle de prière officieuse, au bout de cette avenue du Château. C’est un petit commerce sur deux niveaux, a priori banal. Mais ses coordonnées apparaissent dans les factures de cartes bancaires et les carnets d’adresses de personnes entendues par la justice dans des affaires de djihadisme, tels Domenico Gioberti, parti en Syrie et proche des frères Clain, ou Ahmed Diakite, placé en garde en vue dans le cadre des enquêtes sur les attentats du 13 novembre 2015. Sur une soixantaine de mètres carrés, on trouve ici les livres de chevet des islamistes francophones. Par exemple La Croyance des premiers imams, synthétisant la base du dogme salafiste (lequel rejette toute autre interprétation de l’islam que celle ayant prévalu au VIIe siècle), ou encore les textes d’Aïssam Aït-Yahya, l’un des principaux idéologues de l’islamisme dans l’Hexagone.
Le propriétaire de la librairie, Thomas Sibille, lui-même fiché S dans les bases de données de la DGSI (sous le numéro 1200199 RG), écrit également à ses heures. Son livre paru en mars, La Place de l’islam en France – Entre fantasmes et réalités, reprend un biais cher aux promoteurs de ces idées. Il repose sur le postulat qu’il existerait par essence une identité musulmane, au sens quasi administratif, conférant une nationalité, que l’identité française concurrencerait injustement. Sur la foi de données historiques et sociales, il tente de démontrer que la république, par nature, aurait pour projet de toujours persécuter les porteurs de cette identité rêvée. Une rhétorique efficace pour convertir des esprits non avertis. D’ailleurs, dans sa boutique, comme nous avions montré un intérêt candide pour la religion, un vendeur nous a offert le Guide du nouveau musulman. Rédigé en Arabie saoudite, c’est un ouvrage partisan qui invite à adhérer à un islam rétrograde. Où une femme ne doit jamais demeurer seule dans une pièce avec un inconnu, « car c’est une des ruses du diable menant au péché de chair ».
Une école illicite
Cet islam-là se rencontre un peu plus loin dans la ville. Il forme le socle du projet pédagogique de l’école Hanned. L’établissement privé hors contrat rend nerveux les représentants des pouvoirs publics que nous avons rencontrés. Il est installé loin des quartiers d’habitation, dans la zone économique du Val-d’Argent. On y accède par une côte, rue de Montigny, que bordent des garages automobiles et des entrepôts. Au numéro 17, une grille vert foncé marque l’entrée. Rien n’indique qu’il s’agit d’une école, nulle mention sur le fronton, pas de drapeau français. Seul indice : sur un mur extérieur, un menu de cantine prend le vent.
Une note émanant de la direction de l’urbanisme révèle que l’école s’est implantée en décembre 2011 à la faveur de passe-droits accordés par l’ancien maire Philippe Doucet (PS). L’autorisation de mener ici des activités scolaires ainsi qu’un permis de construire ultérieur « ont été illégalement délivrés par la Ville », est-il écrit. « Le projet étant manifestement contraire aux règles posées par le plan local d’urbanisme, la commune a retiré le permis tacitement obtenu […] après l’organisation d’une procédure contradictoire », ajoutent les fonctionnaires territoriaux ; toutefois, l’école « a formé un recours en excès de pouvoir à l’encontre de cette décision » et, « après une nouvelle instruction, la demande de permis de construire a été refusée par arrêté du 5 août 2016« . Le litige a connu un premier épilogue devant le tribunal administratif, qui, le 27 novembre 2018, a débouté les gérants de Hanned. Depuis, la force de l’habitude le dispute au droit. Quant à l’enseignement dispensé, pour Bernard Godard, un ancien expert de l’islam auprès du bureau des cultes du ministère de l’Intérieur, « c’est très proche du courant salafiste de Birmingham en Angleterre », haut lieu du radicalisme en Europe : « C’est une école où l’on apprend à vivre dans un pays de ‘koufars’« , c’est-à-dire de mécréants.
Pour comprendre les objectifs de l’école Hanned, nous avons voulu nous entretenir avec sa directrice, Yvonne Fazilleau, la responsable pédagogique, Jelel Oueld, ou le directeur des ressources humaines, Abdelkader Bensaber. En dépit de notre insistance, toutes nos demandes se sont heurtées à une fin de non-recevoir. Dommage. Nous aurions par exemple aimé connaître le rôle qu’a pu y tenir une djihadiste influente, Fatma Akaichi. Une femme au profil d’idéologue. La cour d’assises spéciale de Paris l’a condamnée en novembre 2018 à cinq ans de prison dans l’affaire dite de la fratrie Bekhaled, une filière de djihadistes français. Or, selon les propres déclarations de cette diplômée en sciences sociales, l’établissement aurait eu recours à ses services en tant qu’enseignante, il y a quelques années. Pour la prochaine année scolaire, les registres évaluent à près de 350 le nombre d’enfants qui y feront leur rentrée, de la maternelle au lycée. La plupart d’entre eux viennent de toute l’Île-de-France, du Val-d’Oise certes, mais aussi des Hauts-de-Seine ou des Yvelines. Le maire Georges Mothron (Les Républicains) s’avoue, lui, désemparé. « Je me suis battu pour la fermeture de cette école, assure-t-il, mais l’Etat m’a longtemps laissé en première ligne, sans apporter de véritable solution. » Son opposant Philippe Doucet dénonce de son côté des « exagérations » et une « stigmatisation ».
Prêche enflammé
Le communautarisme pour lequel militent la librairie Al Bayyinah ou l’école Hanned inspire pourtant des évolutions dans les commerces et les services de proximité. Dans le centre-ville, le salon de coiffure Perles et bien-être s’adresse ainsi aux femmes appliquant strictement le port du voile. Toutes les vitrines y sont occultées afin qu’aucun homme, depuis la rue, ne puisse observer les cheveux des clientes pendant qu’ils sont coiffés, par d’autres femmes exclusivement.
A Argenteuil, certains dirigeants religieux profitent des tensions politiques autour de ces sujets pour asseoir leurs réseaux. Notamment avenue du Parc, où se dresse la mosquée Assalam. C’est un cube de béton gris et ocre, haut comme un immeuble de quatre étages. Sur le trottoir d’en face s’étend une vaste usine d’assemblage de Dassault Aviation, l’entreprise d’aéronautique et d’armement.
Un vendredi de la fin du mois de juin, au moment du prêche hebdomadaire, quelque 250 fidèles convergent. L’imam Ahmed Benrezoug, alias Abou Omar, ancien prof de maths d’origine marocaine et père de sept enfants, s’avance. Il entame un discours enflammé sur les miracles du saint Coran. Avec le talent d’un dramaturge, il narre un fait divers à dormir debout. Dans un village, les ouvriers ont dû déplacer les tombes d’hommes morts il y a plus de dix ans ; là, miracle, leurs cadavres étaient parfaitement intacts, comme trépassés de la veille. Pas étonnant, « c’étaient ceux de parfaits musulmans capables de réciter le Coran par cœur », promet l’imam. Il marque une pause. Et enchaîne sur d’autres musulmans exemplaires, qui, en dépit de leurs vertus, seraient persécutés ; ici, à Argenteuil, par l’actuelle municipalité. Il s’indigne à propos d’une « mosquée de [leurs] frères pakistanais menacée de fermeture« . Renseignement pris, il s’agit d’un petit appartement servant de lieu de culte à l’intérieur d’un immeuble insalubre. Le bailleur de ces logements sociaux déménage l’ensemble des locataires pour entamer des travaux de rénovation. Qu’importe. Abou Omar saisit l’occasion pour entraîner son auditoire vers des considérations électorales. Ce jour-là, le second tour des municipales approche. « Utilisez votre bulletin de vote et choisissez le candidat le plus favorable aux intérêts des musulmans, assène-t-il, pour que les choses changent. »
A l’issue de la prière, il nous accorde un entretien à l’intérieur de sa BMW familiale, en la garant un peu plus loin, près d’un terrain de basket. Il se défend d’appartenir au courant salafiste. Abou Omar est une vieille connaissance de Bernard Godard, l’ex-référent du bureau des cultes. « Ce n’est pas quelqu’un de trop rigide, précise celui-ci, et puis la gestion de la mosquée Assalam dépend de réseaux marocains bien connus. Au-delà, les salafistes ne sont plus dans l’opposition bête et méchante, ils savent composer avec les autorités locales. » Quant au clientélisme politique, auquel invite sans complexe le prêche de l’imam, ce dernier assume. « Je suis sollicité par plusieurs partis », glisse-t-il, avant d’évoquer les deux personnalités qui se disputent régulièrement la commune. A droite Georges Mothron, qui dans le passé a séduit une partie des extrémistes en militant contre le mariage pour tous. Mais désormais « il ne veut qu’un seul islam », regrette Abou Omar. A gauche Philippe Doucet, « avec qui on peut discuter, qui a accordé des choses », l’école Hanned par exemple, que le religieux définit comme « une cité scolaire d’éthique musulmane ».
Espoir électoral déçu
A un peu plus d’un kilomètre à vol d’oiseau, la grande mosquée Al Ihsan fait figure de sœur aînée comparée aux autres lieux de culte d’Argenteuil. Impossible de louper l’imposant édifice, près de la gare SNCF. L’un des plus vastes de France. Ses 3.000 mètres carrés, inaugurés en juin 2010 par le Premier ministre de l’époque, François Fillon, accueillent la plupart des musulmans des environs. Les célébrations de l’Aïd y sont l’occasion de fêtes réunissant des familles venant de toute l’Ile-de-France. Ici, selon des fonctionnaires de la préfecture et de la municipalité, on diffuse un islam responsable et évolué.
A l’hôtel de ville, le maire Georges Mothron nous répète ses « convictions laïques » et son vœu de « protéger les musulmans paisibles contre les radicaux ». Mais admet que l’implantation de ces derniers est « demeurée longtemps sans réponses sérieuses ». Certains de ses adjoints se rappellent la présence, en 2013, de contractuels municipaux portant la tenue traditionnelle des salafistes et qui, à l’intérieur des locaux de la mairie, refusaient de saluer les femmes non voilées.
Pour contrecarrer les emprises du radicalisme, un spécialiste a intégré l’administration municipale. Chems Akrouf occupe le poste de directeur adjoint de la tranquillité publique, après une carrière dans le renseignement, à la DGSE et à la DRM. « A ce jour, nous avons formé près de 1.500 agents municipaux contre les risques de radicalisation, évalue-t-il. Pour que chacun soit respectueux des croyances des autres, mais sans naïveté, en sachant repérer les premiers signes de dérive. » L’opération a permis de rendre plus efficaces les référents « prévention de la radicalisation et citoyenneté » et d’en placer dans tous les secteurs de la vie municipale : clubs de sport, activités scolaires, vie associative. Avec des résultats susceptibles d’intéresser d’autres communes, comme l’a montré un séminaire organisé le 13 février à Paris en présence de représentants chargés de la sécurité de plusieurs dizaines de villes.
Les initiatives prises à Argenteuil ont été également suivies par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), chargé de proposer des solutions à l’échelle nationale. Son responsable, le préfet Frédéric Rose, vient d’être nommé directeur de cabinet de la nouvelle ministre déléguée à la Citoyenneté, Marlène Schiappa. C’est elle qui devra présenter à la rentrée le projet de loi « contre les séparatismes » demandé par le Premier ministre, Jean Castex. Un résultat sorti des urnes pourrait confirmer l’efficacité de l’approche. Jusqu’au second tour des municipales du 28 juin, certains imams argenteuillais ont cherché à stimuler un vote communautariste. Expression de la fameuse identité musulmane supposée transcender la citoyenneté française. Leur espoir a été déçu. Avec 34% de votants, la participation à Argenteuil a voisiné avec la moyenne nationale et, malgré l’implantation de réseaux islamistes, Georges Mothron, désormais identifié comme hostile à ces derniers, a été réélu avec un écart de voix supérieur à celui du précédent scrutin, il y a six ans. Une histoire, donc, où les idéologues et les prophètes crient, admonestent et sermonnent, mais, pour l’heure, rentrent bredouilles à la fin.
Bravo pur cette documentation détaillée ! A lire absolument.