Malgré la fermeture des frontières européennes et des boîtes de nuit, le port varois est toujours bondé et continue de danser, qu’importe la crise et le Covid-19.
Cet été à Saint-Tropez, vous ne trouverez pas plus triste que DJ Jack-E – prononcez Jackie. Il devrait, chaque nuit, se glisser derrière les platines des Caves du Roy et, par tradition, égrainer les pays représentés dans cette institution de la nuit tropézienne : « Italia, USA, Mexico, Switzeland, Lebanon, Russia, Brazil… » Pas hier soir, pas ce soir, pas cet été. Le colosse varois, polo extra-large et des mains comme des battoirs, s’agace en sirotant un Coca light. La boîte de nuit est fermée, et c’est par téléphone que ses amis du bout du monde prennent des nouvelles. « Je leur dis qu’ici, tout va bien, sauf nous. On s’est fait complètement baiser. Les gens dansent partout, on aurait pu faire un été absolument magique. A Ibiza, Mykonos, tout est fermé : on est le seul endroit d’Europe où on peut rigoler un peu. »
De fait, ça rigole à Saint-Tropez. « Je n’ai jamais vu autant de monde en juillet dans les quinze dernières années, certifie Junior, le patron des Caves – qui force un peu le trait. On dirait qu’on a été quatre ans en guerre : il faut exploser. Ça me soulage de voir que Saint-Tropez a encore son attrait. »
Le village craignait d’être boudé par les touristes cet été, perdant à la fois sa clientèle internationale et l’un de ses principaux arguments de vente : la fête. Mi-juin, les palaces rouvraient presque à contrecœur, certains d’y laisser des plumes. Mais, dès les premiers jours, surprise : les habitués sont revenus. Certains n’avaient pas été vus dans la presqu’île depuis des lustres ; ils étaient à Saint-Barth. Quelques dégourdis, trompant la fermeture officielle des frontières, ont aussi trouvé le chemin de « Saint-Trop’».
Un port toujours rempli
Le taux d’occupation du Byblos, hôtel de luxe et d’excès, a baissé de 20 %. Moindre mal pour un établissement dont la clientèle vient, pour un tiers, d’en dehors de l’Union européenne. Son restaurant fait encore mieux car les clients quittent moins qu’avant le bord de la piscine où, soudain, la langue française a fait son retour. Même constat à La Ponche, bar de pêcheurs devenu hôtel 5 étoiles, dont les 20 chambres sont occupées presque chaque soir. Simone Duckstein, allègre propriétaire de 77 ans, ne s’inquiète que d’une chose : la toiture de sa voisine qui menace de tomber. « A mon âge, on n’a plus peur de rien, on est content d’être en vie et on profite des roses de son jardin. » Elle les offre à ses clients, qui ne s’appellent plus Bardot, Vian ou Sagan.
Les notoriétés de passage à Saint-Tropez, cette année, ont pour nom Neymar, Matt Pokora ou Maeva Ghennam et Carla Moreau, deux vedettes de télé-réalité qui nourrissent les fantasmes de leurs millions de followers en exhibant leurs repas noyés sous les magnums de champagne, les copeaux de truffe et le caviar beluga. Les stars internationales qui faisaient exister le village varois dans la presse people ont dû laisser leurs avions privés au sol, mais des capitaines d’industrie ou de jeunes influenceurs continuent de faire vivre les boutiques de luxe.
Le port, après un mois de juin et des premiers jours de juillet « mouligas », selon le mot du directeur Jean-François Tourret, est rempli quasiment tous les soirs malgré l’absence des Russes et Américains. « On bénéficie de l’effet Saint-Tropez, et tant mieux : j’ai horreur de voir des trous dans mon port », lâche M. Tourret, qui glisse au passage que ses concurrents de Porto-Cervo (Sardaigne) ou Antibes (Alpes-Maritimes) n’ont pas cette chance. Les villas qui surplombent la baie ont aussi fait le plein, qu’elles soient louées à une clientèle parisienne ou suisse, ou occupées par leur propriétaire et sa famille. Les rares maisons encore disponibles se louent à plus de 80 000 euros la semaine, réservées aux ultra-riches.
Ce succès inattendu serait, pour le directeur de l’Office de tourisme, Claude Maniscalco, la preuve que « cette terre est bénie des dieux ». Lui aussi plongeait dans l’inconnu. En juin, pour sauver la saison grâce aux locaux, la mairie a consenti à se priver des revenus de l’immense parking du port : cinq heures de stationnement offertes. Résultat : les routes du littoral ont rarement été aussi embouteillées et les glaciers du port sont dévalisés. Dès le long week-end du 14 juillet a repris le traditionnel ballet des « suceurs de glace », qui badent les jeunes fêtards sur les yachts et devisent des mérites comparés de la Lamborghini Huracan et de la Porsche Cayman S. « Les excursionnistes représentent la majeure partie de nos 6 millions de visiteurs et le bling-bling que certains nous reprochent est important pour nous, explique M. Maniscalco. Les deux clientèles sont complémentaires et je préfère que les excès se fassent chez nous qu’ailleurs. »
Patrice de Colmont, propriétaire du très huppé Club 55, doyen des plages privées de Pampelonne, rêve que la crise du Covid-19 signe un changement de direction dans le tourisme tropézien : plus de randonnées dans le massif des Maures, moins de douches au champagne. Il affirme que « Saint-Tropez n’est pas un Eurodisney pour adultes », que « la fête, ce n’est pas seulement de la techno et des douches au champagne », lui dont la clientèle, jamais disparue, est souvent constituée de grands patrons.
Mais, à 1 500 mètres à vol d’oiseau, de l’autre côté de la plage, il y a Christophe Coutal, des bras comme des rondins et le bronzage d’une vie. Lui, propriétaire du Moorea, a deux mois pour faire « rentrer du cash » et satisfaire une clientèle qui réclame surtout d’exhiber son corps et sa carte bleue. A Saint-Tropez, on compte plus de Coutal que de Colmont. « Les gens viennent là pour ça, pour la fête !, s’enflamme M. Coutal. Il y a un réel besoin de vivre. » Pas forcément de se protéger de la maladie, dans une région où l’épidémie de Covid-19 est presque passée inaperçue.
Restaurants ou discothèques ?
Les plages festives de Pampelonne ont, jusqu’à la fin juillet, géré les risques sanitaires avec une certaine libéralité, laissant les corps se mélanger au son de la musique électronique. Le reflet d’une région où les gestes barrières sont une chimère et où le masque, chaleur oblige, se porte le plus souvent sous le nez. « Je ne suis pas policier, justifie M. Coutal. Le jeune qui a pris deux magnums de rosé et qui veut draguer une gonzesse, si je lui demande de s’écarter, il va me dire : “Tonton, va boire ta soupe !” Pour eux, ils ne sont pas à risque. » Le gérant du Moorea, comme pour illustrer, claque la bise à un ami et constate que, huit semaines après le débarquement des touristes, Saint-Tropez semble immunisée. Au 29 juillet, le Var comptait zéro « cluster » – hors Ehpad et milieu familial restreint –, un taux de positivité dans la moyenne française et 51 personnes hospitalisées pour la maladie. « Début juin, on avait super peur et aujourd’hui, les centres de réanimation devraient déborder. Mais l’unité Covid de l’hôpital de Fréjus est vide. Peut-être que [Didier] Raoult a raison ! »
Quand la fête à Pampelonne s’arrête, en fin d’après-midi, elle se poursuit dans Saint-Tropez, dans des restaurants qui, passé une certaine heure, ressemblent drôlement à des discothèques : videurs à l’entrée, shorts interdits, addition minimum pour obtenir une table et même canons à fumée et danseuses sur des tables. Pour certains, c’est le cas chaque année. Mais la fermeture des boîtes de nuit a incité les gérants à pousser le curseur de la fête un peu plus loin. Comme le dit Junior, patron des Caves du Roy, qui observe avec philosophie certains se lancer dans le métier : « Ça rapportera toujours plus de vendre une bouteille de vodka qu’une entrecôte. »
Ces reconversions d’un été sont peu du goût d’une autre institution locale : la gendarmerie de Saint-Tropez. Le colonel Alexandre Malo, patron du groupement de gendarmes du Var, reçoit dans l’une des deux casernes de la ville – l’autre étant celle du maréchal des logis-chef Cruchot, devenue un musée. Il confirme que « l’activité principale de certains établissements de restauration est devenue celle d’une discothèque. S’ils organisent un espace où les gens peuvent se regrouper et danser, s’ils créent des événements pour attirer le public, ils mettent en place les conditions pour que la réglementation ne soit pas respectée ».
Les gendarmes veillent
Depuis une semaine, les gendarmes de Saint-Tropez sont devenus plus sévères à l’égard des établissements ostensiblement consacrés à la danse. Une petite dizaine de procès-verbaux ont été dressés, soit à l’encontre de bars, soit visant des plages privées. Trois d’entre elles ont été verbalisées à plusieurs reprises, et certaines plages de Pampelonne sont désormais équipées de guetteurs qui surveillent l’arrivée de la maréchaussée, rapporte Var-Matin. Pourtant, selon le colonel Malo, « les professionnels qui ont été mis en demeure comprennent assez vite les enjeux » : fermeture administrative et pertes économiques.
A la suite de la diffusion massive d’images de fête au Nikki Beach, une plage de Pampelonne – qui a annulé tous ses événements et réduit sa jauge d’accueil de moitié –, la question est devenue politique. La presqu’île s’efforce d’éviter un nouveau tourbillon médiatique ou la naissance d’un foyer épidémique. « Il est temps que chacun prenne ses responsabilités, il y a encore une belle saison devant nous, s’inquiète Roland Bruno, maire de Ramatuelle, commune des plages de Pampelonne. Ne la gâchons pas par des attitudes suicidaires. » Lundi 3 août, la mairie de Saint-Tropez doit réunir des professionnels pour évoquer « la capacité à gérer l’impact touristique attendu au mois d’août ». Frédéric Prévost-Allard, adjoint au tourisme, traduit : « On ne veut pas d’une image qui dise : “C’est open bar à Saint-Tropez.” Un manque de sérieux nous porterait préjudice. On n’est pas là pour transgresser les règles de l’Etat ; mais si dérive il y a, tout ne pourrait pas retomber sur la mairie. »
Il sera plus délicat de mettre fin aux soirées organisées dans des villas ou sur des yachts ancrés dans la baie des Canoubiers. Var-Matin s’en inquiète : lorsque les décibels montent des pontons, la plus célèbre résidente du coin, Brigitte Bardot, s’agace un peu plus encore. Elle qui aurait pu rêver d’un premier été de tranquillité à La Madrague doit se résigner à ce que Saint-Tropez, dont la mort fut mille fois annoncée, semble survivre à tout.