Le 25 février 1970, le Borussia Mönchengladbach affrontait l’équipe d’Israël à Tel-Aviv, devenant ainsi la première formation professionnelle allemande à jouer contre la Nivcheret (sélection) sur le sol de l’État hébreu. Retour sur un match considéré par certains comme le point de départ des relations germano-israéliennes, 25 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
C’est une image simple qui orne sa mémoire, comme un tableau en mouvement voué à décorer à jamais le vestibule de ses pensées. Il y a 50 ans et des poussières, Yakov Hadas-Handelsman, qui deviendra plus tard ambassadeur d’Israël en Allemagne, était là, trépignant dans les travées du stade Bloomfield de Tel-Aviv, pour voir la sélection israélienne affronter le Borussia Mönchengladbach à guichets fermés. Ce 25 février 1970, la Nivcheret (la sélection, N.D.L.R.) ne fait pas le poids face au mastodonte allemand et le regard du gamin d’alors zieute avec admiration l’adversaire. Notamment le meneur de jeu des Fohlen, Günter Netzer. « C’est lui qui m’avait le plus marqué, se rappelle Hadas-Handelsman, prêt à tout pour obtenir l’un des 22 000 sésames du Bloomfield Stadium, quitte à chiper quelques shekels dans le portefeuille de sa mère. Je me souviens de ses longs cheveux blonds qui flottaient au vent. Il donnait l’air de jubiler avec le ballon, qui était collé à son pied. Incroyable, vraiment. » Israël se fait finalement balayer 6-0, mais Gladbach, qui sera sacré champion d’Allemagne à l’issue de la saison 1970, quitte le stade sous les applaudissements et les enthousiastes « Viva Germania ! » du public local. Drôle de spectacle. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’horreur de l’holocauste, certaines grandes figures de l’opinion israélienne théorisaient pourtant l’impossibilité de renouer un jour avec le bourreau allemand. Le football achèvera pourtant de démontrer que les deux pays se devaient de nouer un dialogue qui se poursuit encore aujourd’hui.
Schaffer, le précurseur
L’histoire du match de Tel-Aviv a pour point de départ une amitié singulière, qui unit le sélectionneur israélien Emmanuel « Eddy » Schaffer et l’entraîneur des Fohlen, Hennes Weisweiler. Le premier, juif polonais né en 1923, a vécu une bonne partie de son enfance et de son adolescence en Allemagne, avant de fuir l’horreur nazie en sillonnant l’Europe jusqu’au fin fond des steppes du Kazakhstan, avant de rentrer temporairement chez lui, pour finalement émigrer en Israël, terre promise dans laquelle il prendra les commandes de l’équipe nationale en 1968. Entre-temps, Schaffer, qui a perdu quasiment toute sa famille dans un massacre perpétré par les SS en Ukraine, avait fait démonstration d’une résilience assez unique en partant étudier le football en Allemagne en 1958, à la très prestigieuse Deutsche Sporthochschule (DSHS), la haute-école des sports de Cologne. L’établissement, alors seule université au monde à être entièrement consacrée aux sciences du sport, enseigne aussi bien la tactique et la diététique que la préparation physique aux entraîneurs de demain.
C’est là que Schaffer – l’élève – rencontre Hennes Weisweiler – le formateur. Les deux deviennent rapidement copains comme cochon. Quand le premier voulait tout simplement apprendre des meilleurs, le second, encore traumatisé par les atrocités commises par les nazis pendant la guerre, se révèle particulièrement philosémite. « Et puis les deux hommes ont grandi dans le même environnement, celui de la Ruhr. Cela a dû contribuer à les rapprocher » , analyse Dietrich Duppel, réalisateur d’un documentaire consacré à Eddy Schaffer. Des années plus tard, à l’aube des années 1970, le coach allemand a fait de Mönchengladbach le grand rival du Bayern en Bundesliga, et Schaffer a qualifié la sélection israélienne pour la Coupe du monde mexicaine, une performance exceptionnelle puisque jamais rééditée depuis lors. Parmi les ingrédients qui expliquent ce succès, la tenue de stages de préparation en Europe, durant lesquels la Nichveret se frotte à des pointures locales. Au vu de l’amitié persistante entre Schaffer et Weisweiler, le Borussia Mönchengladbach en a évidemment fait partie. Mais après la manche aller, disputée dans la Ruhr, les deux hommes se sont mis d’accord pour disputer une revanche sur le sol israélien. Rendez-vous est donc pris huit mois plus tard, le 25 février 1970, à Tel-Aviv.
« Il y avait toujours beaucoup de ressentiment contre l’Allemagne »
La feuille de route du match, toute tracée, devra pourtant emprunter d’improbables chemins de traverse pour que tout ce beau monde puisse communier pendant 90 minutes. Une question se pose préalablement, pour que la rencontre puisse se disputer sans incidents : quel accueil les Israéliens vont-ils donc réserver à l’adversaire germain ? À l’époque, l’Allemagne et Israël n’ont entamé des relations diplomatiques que depuis cinq ans, une décision alors controversée auprès de certaines franges de la population. « Il y avait toujours beaucoup de ressentiments contre l’Allemagne et les Allemands, rembobine Yakov Hadas-Handelsman. En 1965, lorsque les relations diplomatiques officielles ont été rétablies, des gens manifestaient dans la rue et criaient « six millions de morts » , ou encore « les nazis peuvent rentrer chez eux »… Beaucoup d’entre eux étaient des survivants de l’holocauste. »
Néanmoins, une majorité silencieuse de la population israélienne semble entretenir une opinion plus modérée quant à la possibilité de renouer avec l’adversaire d’antan. « Disons que la plupart des Israéliens n’avaient pas de sympathie envers les Allemands, mais une certaine tolérance dominait, explique l’historien israélien Moshe Zimmermann. Quand on a dit aux gens en 1965 que c’était dans l’intérêt d’Israël d’avoir des relations diplomatiques avec l’Allemagne, ils étaient majoritairement favorables à l’idée. » Il faut dire que la culture allemande d’après-guerre a aussi fait son petit bout de chemin en Israël : « En fait, à l’époque, la plupart des Israéliens étaient soit indifférents, soit assez enthousiastes vis-à-vis de la culture allemande, reprend Zimmermann. Par exemple, quand Marlene Dietrich est venue en Jérusalem en 1960, elle a été applaudie par la République israélienne. Même chose avec la trilogie de films Sissi des années 1950, avec Romy Schneider, qui étaient des œuvres extrêmement populaires au pays. Pour le sport, c’était pareil, et les Israéliens fans de football étaient admiratifs du jeu pratiqué par Mönchengladbach. »
Mission Tel-Aviv
La grande réconciliation sportive imaginée par Schaffer et Weisweiler est pourtant d’abord à deux doigts de capoter. Quelques jours avant le match, plusieurs événements vont en effet venir mettre sérieusement l’initiative en danger : le 13 février, le centre culturel juif de Munich subit d’abord un incendie criminel. Pire, le 21 février, soit deux jours avant le départ prévu des joueurs de Mönchengladbach pour Israël, c’est un avion de la Swissair en partance pour Tel-Aviv qui est la cible d’une bombe qui tue 47 personnes. L’attentat, revendiqué par le Front populaire de libération de la Palestine, fait alors logiquement baliser les joueurs de Mönchengladbach. « Nous étions d’accord : nous ne voulions plus y aller, le club ne pouvait pas s’attendre à ce que nous fassions le déplacement » , se souvient l’ex-meneur de jeu du club, Günter Netzer. Insuffisant pour décourager le chancelier allemand Willy Brandt, qui a compris l’importance symbolique du projet : l’homme d’État décroche son téléphone, papote avec son ministre de la Défense Helmut Schmidt et dégote un avion de la Luftwaffe, qui emmènera les Fohlen vers Israël dans le plus grand secret.
Une leçon et des applaudissements
La suite de la mission de Gladbach pour Tel-Aviv sera en revanche d’une édifiante simplicité : Weisweiler et ses poulains sont reçus avec bonheur par les Israéliens, pour un match à la résonance historique inédite. « Gladbach était une équipe glamour à l’époque, la meilleure équipe allemande avec le Bayern, se rappelle le diplomate Yakov Hadas-Handelsman. Je suis allé au stade avec un ami et j’ai vu tous ces joueurs dont j’avais découpé la silhouette dans les magazines de foot que j’achetais gamin : Günter Netzer, Berti Vogts, Jupp Heynckes, Allan Simonsen, qui faisait 1 mètre 50, mais fonçait comme une torpille… Ils étaient tous là. » Cependant, un léger problème se profile : à la pause, Israël se fait balader trois buts à zéro. Il se dit alors que Weisweiler aurait approché Schaffer, pour lui demander si ses hommes devaient lever le pied. « Et là, Schaffer lui aurait répondu : « Non, jouez normalement », reprend Hadas-Handelsman. « Finalement, nous avons subi une grosse défaite, continue Mordechai Spiegler, le meilleur buteur de l’histoire de la sélection israélienne. Mais Schaffer savait ce qu’il faisait : ce fut une grande leçon pour nous en vue de la Coupe du monde. Quelques mois plus tard, au Mondial, nous avons d’ailleurs réussi à tenir en échec la Suède et l’Italie en phase de groupes. » Finalement, Gladbach quitte même le terrain sous les applaudissements du public israélien, impressionné par la virtuosité technique du onze de Weisweiler.
Sur le plan diplomatique, l’initiative est, de fait, un franc succès : « Après le match, l’ambassadeur d’Allemagne en Israël a expliqué au président de Gladbach qu’en 90 minutes, onze types en short avaient davantage fait pour rapprocher son pays de l’État hébreu que toutes les projets qu’il avait essayé de mettre en place depuis cinq ans » , savoure Hadas-Handelsman. Médiatiquement, la rencontre fait les gros titres aussi bien en Allemagne qu’en Israël, et Weisweiler renouvellera à de multiples reprises l’expérience, toujours accueilli par Schaffer (qui lui envoyait régulièrement des paquets contenant des agrumes gorgés de soleil méditerranéen) : « Après 1970, il a voyagé chaque année en Israël pendant treize ans d’affilée, toujours pendant quinze jours autour de Noël, explique l’historien du sport Manfred Lämmer, spécialiste des relations sportives germano-israéliennes. Au total, il y aura disputé 29 matchs dont une grande partie avec Gladbach, mais aussi certains avec le FC Cologne, qu’il a ensuite entraîné de 1976 à 1980. » Le lien footballistique initié par Schaffer et Weisweiler ne faiblira pas avec le temps. À titre d’exemple, on peut citer l’une des initiatives mises en place par la fédération allemande, qui organise chaque année depuis 2006 un déplacement de la sélection U18 pour y affronter son homologue israélien. Un voyage ponctué d’une visite du mémorial de Yad Vashem, construit en mémoire des victimes de la Shoah. « Ce match a vraiment initié la fraternité et l’échange qui existent depuis entre les footballs allemand et israélien, conclut Yakov Hadas-Handelsman. Pour moi, ça a été une expérience unique, que je n’oublierai jamais. » Une expérience magnifiée par une image, celle de Günter Netzer, chevelure d’ange blond dans le vent, qui dribble Tel-Aviv devant ses yeux d’enfant.
Retrouvez le portrait d’Emmanuel Schaffer dans le So Foot #178, consacré au Mondial 1970
Par Adrien Candau et Julien Duez