Le président du Consistoire central israélite de France enjoint à l’Etat, dans une interview au « Monde », d’aider la communauté juive affaiblie par l’épidémie de Covid-19, au nom d’un « enjeu humain majeur ».
Comme les autres lieux de culte, les synagogues ont prudemment rouvert depuis début juin. Mais leur fermeture pendant près de trois mois a mis à mal leur équilibre financier. Le président du Consistoire central des communautés juives, Joël Mergui, appelle l’Etat à étendre aux cultes la solidarité nationale postépidémique.
Le Covid-19 a durement frappé certaines communautés juives – et vous personnellement. Comment se portent-elles aujourd’hui ?
La communauté juive a été très touchée en effet. Elle est très implantée dans des régions où la maladie a sévi, comme l’Ile-de-France et le Grand-Est. Et la fête de Pourim a malheureusement eu lieu peu avant le confinement. Aujourd’hui, nos communautés pansent leurs plaies et essaient de se reconstruire.
Quant à moi, à l’hôpital, j’ai vécu de près la guerre menée par les soignants contre le virus et je voudrais rendre un hommage à l’engagement de toutes les catégories de personnels. En pleine conscience, ils ont pris des risques pour sauver des vies. Leur courage et leur solidarité auront été un épisode marquant dans ma vie.
Comment les communautés ont-elles fait face à ces deuils ?
La douleur est grande. Certains ont perdu des êtres chers sans pouvoir leur tenir la main, les accompagner au cimetière. Le kaddish – la prière des morts –, si important dans l’histoire du judaïsme, n’a pu être prononcé, faute de pouvoir se réunir dans les synagogues. On a pu surmonter ce moment très difficile par un principe fondamental du judaïsme qui se résume par ces mots : « Tu choisiras la vie. » Les décisionnaires religieux juifs ont été unanimes : en cas de risque pour la vie, on peut suspendre les règles religieuses. Un adage talmudique très ancien dit ainsi : « Quand la mort est dans la rue, tu restes chez toi. » C’est la base du confinement !
Et puis il a fallu s’occuper des personnes isolées lors de la fête de Pessah, qui est la fête de la solidarité par excellence. Il a fallu continuer à fournir de la nourriture casher à toute la communauté en cette période de fête où elle en avait davantage besoin sans pouvoir trop sortir.
Où en est la réouverture des synagogues ?
Nous n’avons pas demandé une ouverture trop rapide. Nous voulions être sûrs que l’épidémie ne repartait pas après la première étape du déconfinement. Nous sommes restés sur le principe de précaution : malgré la fête de Chavouot fin mai, nous n’avons pas voulu rouvrir à ce moment-là, comme l’aurait permis une décision du Conseil d’Etat. Nous avons préféré attendre début juin, date initialement prévue par le gouvernement.
N’avez-vous pas, comme certains catholiques, perçu comme un signe de défiance la décision du gouvernement de ne pas autoriser la reprise des cultes plus tôt ?
J’ai conscience qu’un lieu de culte est plus à risque qu’un autre lieu. Il est beaucoup plus difficile de faire respecter des gestes barrières dans un endroit où les gens ont une certaine familiarité. On se retrouve, on parle, on chante, il y a une convivialité naturelle. Donc je fais partie de ceux qui recommandent la plus grande prudence.
Concrètement, faut-il s’inscrire pour suivre un office ?
Oui, dans la majorité des communautés. Un protocole rigoureux a été mis en place, les distances sont respectées, le masque est obligatoire. Le 8 juillet, nous avons organisé une prière dans les synagogues, à l’échelle européenne, à la mémoire des personnes mortes pendant le confinement. Nous nous dirigeons vers Roch Hachana et Kippour [du 18 au 28 septembre], il est fondamental que la sécurité sanitaire soit bien rodée. Des salles supplémentaires seront nécessaires, et je lance d’ailleurs un appel en ce sens aux municipalités.
Quelle est la situation financière des communautés juives après le confinement ?
Elle est très difficile. Nos communautés ne vivent que des contributions des fidèles. Or, il n’y a pratiquement pas eu de dons pendant trois mois, alors que des fêtes centrales de notre calendrier, Pessah, Lag ba’omer et Chavouot, devaient avoir lieu. La reprise se fait avec moins de monde et les fidèles aussi ont des préoccupations économiques.
L’institution consistoriale, à Paris, a la responsabilité directe d’une centaine de communautés de la région, elle verse des salaires à plus de 600 personnes et assure le maintien des services fondamentaux à la vie juive. Contrairement à l’ensemble des corps socioprofessionnels de notre pays, le personnel religieux est le seul à n’avoir pu bénéficier de dispositifs de solidarité [il ne cotise pas aux Assedic], malgré la fermeture des synagogues. Nous sommes dans une situation intenable : nos charges demeurent très lourdes alors que nos recettes se sont effondrées. Cela met en péril l’ensemble de nos synagogues.
Comment rétablir la situation ?
Nous nous sommes toujours reposés sur la solidarité interne et faisons appel à la générosité de notre communauté et de ses amis. Toutefois, face à la situation exceptionnelle que nous traversons, cela ne suffit plus. L’Etat a trouvé des moyens hors du commun pour accompagner toutes les structures, du privé au public, de l’associatif au culturel, des salariés aux indépendants, des artistes aux sportifs. Le président de la République a parlé à juste titre de « guerre » contre le virus. Au lendemain d’une guerre, il faut reconstruire. Un plan est en train d’être défini par les pouvoirs publics, il ne saurait exclure les cultes.
Comment l’Etat peut-il aider les cultes alors que la loi de 1905 l’interdit ?
Le Consistoire a toujours été respectueux de la laïcité. Toutefois, à l’heure où la République se mobilise pour aider ses enfants, la solidarité doit s’étendre à tous. Il existe aujourd’hui de multiples moyens pour aider les cultes sans faire d’entorses à la laïcité à laquelle nous sommes très attachés. J’ai fait plusieurs propositions en ce sens. Je suis convaincu que, si la volonté est là, nous trouverons avec le nouveau gouvernement les moyens d’aider les cultes à surmonter cette période sans précédent. C’est en fait une aide aux conséquences du Covid-19 dont il est question et non aux cultes. Le pire serait d’en rester à la vision caricaturale et simpliste de la laïcité qui condamnerait à l’inaction. Nous souhaitons que l’Etat permette aux fondations juives qui le souhaitent d’aider les synagogues et le judaïsme, aujourd’hui en danger.
Demandez-vous une entorse au cadre de la laïcité qui interdit aux associations cultuelles de recevoir l’aide de fondations, qui, elles-mêmes, touchent des fonds publics ?
J’ai toujours été un défenseur de la laïcité et je ne veux pas y toucher. Mais les cultes ne peuvent pas être le parent pauvre de la solidarité nationale. La laïcité n’est pas synonyme d’indifférence ou de désintérêt à l’égard des cultes et de leur personnel. La laïcité n’est jamais menacée lorsque l’Etat défend ses enfants face à des risques vitaux, aussi bien face au risque terroriste, que face aux conséquences des catastrophes sanitaires ou naturelles. Le pacte républicain ne peut exclure de la solidarité nationale une seule catégorie de la population.
Quant aux fondations, elles ne touchent pas toutes des fonds publics. Par exemple, les fonds restitués de la spoliation des juifs au moment de la Shoah, qui a concerné sans distinction religieux et laïques, ne peuvent moralement exclure le champ religieux sous prétexte de laïcité.
La synagogue est le pivot de la vie juive. Si nos synagogues sont fragilisées, c’est toute la vie juive, même non religieuse, qui peut être fragilisée. Si on veut maintenir un judaïsme en France, il faut que les synagogues puissent continuer à exister et rester actives. La crise sanitaire s’ajoute aux nombreux défis surmontés par nos institutions ces dernières années : l’antisémitisme, la sécurisation des lieux de culte, les vagues de départ de certains juifs français… Cela fait beaucoup et nous devons rester extrêmement vigilants à ne pas affaiblir les structures de la communauté juive à une époque de crise sociale et économique, souvent propice dans l’histoire à un retour des haines.
Le judaïsme est prêt à prendre toute sa part dans la période de reconstruction qui s’ouvre pour notre pays. Au-delà de l’enjeu économique incontournable pour prévenir l’effondrement des structures communautaires, il y a un enjeu humain majeur. Des familles ont vécu des drames inouïs, l’humanité a pris conscience de sa fragilité et de sa vulnérabilité avec une acuité très forte. Nos concitoyens ont désormais besoin de structures fortes pour panser leurs plaies, retrouver confiance dans l’avenir et puiser une chaleur humaine qui a fait tant défaut ces derniers mois. C’est à ce rôle que nos communautés s’emploient au quotidien depuis des siècles, qui constitue le fondement du « vivre-ensemble » et de la « fraternité » si chers à notre République.