Si vous avez peur de partir en vacances dans des lieux habituellement très fréquentés, ce qui s’est passé à Ischgl, station de ski tyrolienne et « Ibiza des Alpes » va vous donner envie de passer vos congés confiné à la maison !
Cette ville, au nom difficilement prononçable, est devenue l’un des épicentres de la propagation du coronavirus en Europe. Probablement à cause de la mise en place tardive de mesures de confinement. Probablement aussi parce que l’économie du tourisme a primé sur tout le reste. Des milliers de victimes demandent justice aux autorités autrichiennes et locales et l’enquête est en cours. Charlie Hebdo s’est rendu à Ischgl suite à la levée du confinement et la réouverture des installations touristiques.
« Tina Turner est déjà venue ici. Elton John et Bon Jovi aussi. Cette année, Eros Ramazzotti devait venir donner un concert pour la fin de la saison, et puis il s’est passé ça… », raconte un serveur dans le seul café ouvert d’Ischgl, dans le Tyrol. Le village compte quelque 1 600 habitants et avait pourtant attiré l’année dernière un nombre record de 1,5 million de touristes. Cette station de ski du Tyrol autrichien est célèbre pour son tourisme de luxe et sa vie nocturne effervescente. « Chaque jour nous avions 20 000 personnes dans les rues d’Ischgl. Ici, il y avait toujours du monde. On ne pouvait même pas passer », se remémore avec enthousiasme le serveur, tout en pointant du doigt les rues désertes et silencieuses. Je remarque soudain, au-dessus du bar, un panneau inhabituel : il représente une main attrapant un corps de femme, le tout barré d’une croix rouge. « Tout le monde vient ici pour faire la fête et skier. » Je suis la seule cliente du café, et malgré sa convivialité, le serveur se garde bien de parler des récents scandales à Ischgl. Il me soupçonne d’être journaliste. Il sait bien que personne, mis à part des journalistes curieux, ne visite la station de ski en ce moment.
Ischgl a récemment fait la « Une » de journaux internationaux, non pas en tant qu’« Ibiza des Alpes » comme à son habitude, mais plutôt pour être « la source de la pandémie de coronavirus en Europe ». Plus de 4 000 cas de Covid-19 en Europe ont été reliés à ce petit village. Bien qu’ici le confinement ait commencé le 13 mars, plusieurs milliers de touristes, certains porteurs du virus, n’ont pas été empêchés de rentrer chez eux. Mais le véritable scandale réside dans le fait que de nombreux rapports indiquent que les entreprises et les autorités locales n’ont pas réagi au premier cas de coronavirus détecté dans la station, et auraient même tenté de le passer sous silence. Une serveuse et un barman du bar Kitzloch auraient en effet déclaré des symptômes dès la fin du mois de février.
Les autorités locales du Tyrol négligentes
À partir du 5 mars, les autorités d’Ischgl et du Tyrol ont reçu des messages d’alerte venant d’autres pays, signalant que des citoyens avaient été testés positifs au coronavirus après être revenus de la station. L’Islande a été la première à sonner l’alarme et à inscrire Ischgl dans sa liste de « zones à risque épidémique », aux côtés de la ville chinoise de Wuhan, de l’Iran et de l’Italie, après qu’un groupe de 15 Islandais était rentré du village alpin avec le Covid-19. Cela n’a pour autant pas affecté la saison touristique pendant une semaine supplémentaire. D’après le journal autrichien Der Standard, le ministère de la Santé autrichien a été informé, entre le 8 et le 13 mars, de cas de touristes contaminés à Ischgl notamment par le Danemark, la Croatie, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Et si le ministère affirme avoir transmis les informations aux autorités locales du Tyrol, celles-ci rétorquent n’avoir reçu aucun avertissement. Sous le feu des critiques, les autorités affirment avoir pris des mesures à temps.
Un village fantôme
Alors que je marche à travers Ischgl transformé en village fantôme, il est difficile de savoir si c’est l’architecture des logements saisonniers et leur nombre, ou bien leur vide effrayant, qui m’impressionne le plus. Les bâtiments en verre d’hôtels cinq étoiles côtoient les bâtiments historiques ornementés. Tout semble disponible ici, de nombreux restaurants répertoriés au Michelin, des piscines et spas luxueux, des bars et d’immenses discothèques, juste à côté, bien sûr, des spectaculaires montagnes alpines où la neige est garantie toute la saison par des canons à neige high-tech. Tout est là, sauf les gens, et ce malgré l’autorisation faite par le gouvernement de rouvrir les installations touristiques. Les seuls corps ressemblant à des êtres humains sont ceux des mannequins dans les vitrines des magasins, mais même eux sont déshabillés, en rappel de l’effondrement récent.
Alors que j’aperçois finalement quelqu’un derrière les barrières d’un hôtel, je demande si celui-ci accueille des clients. « Tout est fermé à Ischgl. Vous ne trouverez rien, peut-être un sandwich dans ce seul café… », s’exclame une femme, surprise par ma présence alors qu’elle arrose son jardin. « Rien n’est ouvert. De toute façon, personne ne veut de nous », ajoute-t-elle en souriant. Même si l’Autriche a été félicitée par la communauté internationale pour sa gestion efficace de la pandémie et son déconfinement précoce, en avril, ici, la vie n’est pas revenue. Le scandale sur la dissimulation de cas de Covid-19 se complexifie et les gens sont inquiets quant à l’avenir de la station de ski, où chaque lit d’hôtel rapporte environ 10 000 euros par saison.
Une enquête en cours
« Nous pensons que le retard dans la mise en place de mesures à Ischgl a été causé par les autorités tyroliennes, et que des motifs économiques sont derrière cette négligence », déclare Peter Kolba, le président de VSV (Verbraucherschutzverein), l’organisme indépendant de défense des droits des consommateurs en Autriche. « Les autorités locales ont d’importants liens avec l’industrie du tourisme, et retarder le confinement, ne serait-ce que d’un jour, pour eux, permettait de sauver beaucoup d’argent. » À la suite des événements, le VSV a collecté plus de 6 000 témoignages de touristes impactés par le retard dans la mise en place de mesures de sécurité, dont plus de 4 000 ont été contaminés par le Covid-19. Le rapport, accessible au public, révèle que 90 % des victimes sont des étrangers, de plus de 35 nationalités différentes. La majorité des touristes contaminés sont allemands et néerlandais.
« Cette affaire comprend des accusations d’abus de pouvoir par les autorités compétentes d’une part, des accusations contre les associations de tourisme, les entreprises qui gèrent les remontées mécaniques et les hôteliers d’autre part, qui ont trompé les touristes pour des motifs économiques, en les incitant à se rendre sur place ou en les dissuadant de partir plus tôt, et ont également exercé une influence massive sur les décisions politiques, explique Peter Kolba. Nous parlons de demandes d’indemnisation de milliers de personnes infectées par le coronavirus en raison de ces choix, certains sont des cas graves et il y a même eu des décès, pour un montant total de plusieurs millions d’euros. » Alors que l’enquête est en cours, le gouverneur du Tyrol Günther Platter a rejeté dans sa dernière déclaration toute erreur, « les autorités ont tout fait correctement ». En réaction, le VSV a immédiatement déposé au nom des victimes une plainte pénale auprès du bureau du Procureur autrichien en charge des Affaires Économiques et la Corruption, insistant sur le retard d’environ une semaine des mesures de confinement.
Alors que le bruit autour de l’affaire s’accentue, les rues d’Ischgl restent désertes et silencieuses. Quand je retourne au seul endroit avec une présence humaine visible, l’unique café des environs, deux locaux sont en train de siroter une bière. « C’est marrant, c’est la première fois de ma vie que je viens ici. La première fois que je peux m’asseoir dans ce café… il n’y a personne », s’exclame l’un d’eux. Après un regard surpris en me voyant approcher, ils me saluent chaleureusement et retournent à leur conversation. « Je suis allé à l’office régional des permis de conduire et je me suis inscrit à des cours de conduite pour devenir chauffeur de bus, raconte le plus jeune. Je dois changer de métier, trouver un nouveau travail. Qui sait combien de temps encore je pourrai continuer à travailler ici dans la restauration… » Leurs voix s’éteignent et se fondent dans le silence sans précédent qui englobe la station de ski la plus fréquentée du Tyrol, Ischgl.
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