Des chercheurs ont interrogé des citoyens de onze pays ayant pris part au conflit. Soixante-quinze ans après la fin de la guerre, leurs réponses tendent à rejoindre le point de vue américain sur cet épisode de l’Histoire.
Si on vous demande quels ont été les événements marquants de la Seconde Guerre mondiale, il y a de fortes chances que vous citiez le Débarquement, l’Holocauste, les bombardements nucléaires et l’attaque de Pearl Harbor… soit exactement ceux mis en avant par les Américains. Or, chaque pays a vécu une histoire unique lors de ce conflit. Faut-il y voir une américanisation de notre mémoire collective ? C’est la question que s’est posée, en 2019, une équipe internationale après avoir interrogé les citoyens de onze nations ayant pris part à la guerre.
« La mémoire collective, c’est la façon dont un grand groupe d’individus se remémore son passé, les souvenirs que ces personnes ont en commun », définit Henry L. Roediger III, chercheur américain en psychologie et premier auteur de l’étude. Il ne s’agit pas forcément de souvenirs directement vécus : ils peuvent ainsi s’être construits à partir de livres, de films, de discussions avec les grands-parents, la famille, ou via des commémorations nationales.
Cette mémoire collective joue un rôle important dans la définition de l’identité du groupe. Contrairement à l’Histoire, qui est censée se baser sur des faits, elle n’est pas nécessairement fidèle à la réalité, mais correspond à l’interprétation qu’en font ses membres. Initialement, au travers de cette étude, les chercheurs tentaient de mieux comprendre les mécanismes de construction de cette mémoire commune en comparant trois pays de l’Axe – l’Allemagne, l’Italie et le Japon – et huit pays Alliés – l’Australie, le Canada, la Chine, la France, la Nouvelle-Zélande, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis.
Leur stratégie ? Demander à 1332 ressortissants, issus de ces différentes nations, de lister dix faits marquants de la Seconde Guerre mondiale. Sans surprise, dans cette énumération, tous ont inclus des événements propres à leur pays. Les Français, par exemple, ont évoqué la mise en place du régime de Vichy, la rafle du Vél’ d’Hiv, l’appel du 18 juin 1940 ou encore la Libération.
Autant d’épisodes qu’ils considèrent comme capitaux, mais qui n’apparaissent pourtant dans la liste d’aucun autre pays. A l’inverse, le bombardement de la ville australienne de Darwin en 1942, largement cité par les participants australiens, ou la bataille d’Okinawa pour les Japonais, n’ont fait écho à aucun souvenir chez la plupart des participants hexagonaux.
Plus surprenant, en revanche, la plupart des volontaires de l’étude – qu’ils fassent partie d’un ancien pays Allié ou de l’Axe -, à l’exception des Russes, n’ont pas cité en priorité les événements spécifiques à leurs pays. Ils ont eu tendance à privilégier ceux mentionnés au début de cet article, soit l’attaque de Pearl Harbor, le débarquement en Normandie, les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki et l’Holocauste.
C’est-à-dire les mêmes épisodes que ceux mis le plus en avant par les Américains (directement impliqués dans trois d’entre eux), et ce, même quand le pays des personnes interrogées n’y avait pas participé. Ainsi, 62% des Français citent les bombardements nucléaires et 52% l’attaque de Pearl Harbor, alors qu’ils ne sont que 50% à faire allusion à l’appel du Général de Gaulle. « Ce consensus peut s’expliquer par une plus grande exposition des populations au point de vue des Alliés, et plus spécifiquement aux idées américaines via les médias de masse, comme les films, ou l’éducation », avance Henry L. Roediger III.
Des études sur la mémoire collective montrent d’ailleurs que partager spécifiquement certains aspects d’un souvenir n’améliore pas seulement leur mémorisation, mais a aussi tendance à effacer les autres détails non mentionnés de ce souvenir, tant chez ceux qui racontent que chez ceux qui écoutent. Ici, il est possible que la forte présence des États-Unis en Asie et en Europe, juste après la guerre, et la diffusion de ses idées via la culture populaire aient petit à petit minimisé dans nos mémoires l’action des autres pays.
« Chaque année, de grandes célébrations sont organisées en Russie, qui rappellent ces faits aux habitants, et, selon le questionnaire sur la Seconde Guerre mondiale que les participants ont rempli à la fin de l’étude, les Russes sont, de loin, ceux qui ont le plus de connaissances sur le conflit », affirme le chercheur. Ils ont cependant beaucoup moins d’emprise que les États-Unis sur les autres États inclus dans le corpus. Les chercheurs rappellent ainsi qu’en 1945, juste après la guerre, 57% des Français estimaient, dans une enquête de l’Ifop, que les Russes étaient ceux qui avaient le plus contribué à la défaite des nazis. Soixante-dix ans plus tard, en 2015, 54% attribuaient désormais ce rôle déterminant aux États-Unis.
Une seconde étude, réalisée dans ces onze mêmes pays et également publiée en 2019 par Henry L. Roediger III et son équipe, va aussi dans ce sens. En moyenne, les participants considèrent que les États-Unis ont 27% de part de responsabilité dans la victoire contre les nazis, contre seulement 20% pour l’Union Soviétique. Pourtant, celle-ci a perdu 2,4 fois plus de soldats (environ 1 100 000) en une seule bataille, celle de Stalingrad, que les États-Unis durant tout le conflit. En outre, cet épisode sanglant est décrit par plusieurs historiens comme étant le tournant de la guerre : c’était en effet la première fois qu’Hitler subissait des pertes aussi lourdes (800 000 soldats).
Comment expliquer cette distorsion de notre mémoire collective ? Pour déterminer plus précisément l’influence du point de vue des Américains sur celui des autres pays, les chercheurs souhaitent élargir les recherches à d’autres événements internationaux, mais aussi étudier le contenu des médias traitant du conflit. Objectifs : dénombrer les faits les plus cités et évaluer la popularité des films américains et russes sur la Seconde Guerre mondiale.