Née à Salonique en mars 1931, déportée à Auschwitz-Birkenau à 13 ans et demi, Marie Lipstadt-Pinhas vient de décéder ce jeudi 25 juin 2020.
Pendant de nombreuses années, avec sa voix douce, cette dame très attachante et d’une grande gentillesse n’a cessé de témoigner de son expérience dans ce camp de la mort. Avec son décès, c’est une des derniers témoins de la Shoah qui disparaît. En 2006, le CCLJ lui a décerné le titre de Mensch.
Nous reproduisons ci-dessous l’article que nous lui avons consacré lorsque le titre de Mensch lui a été décerné par le CCLJ.
Marie est née à Salonique le 6 mars 1931. Un an après, ses parents, Isaac Pinhas et Régine Mallah (mariés en 1928), s’installent à Bruxelles. Comme l’évoque Marie : Toute notre famille de Grèce parlait le français, langue que mes parents avaient étudiée à l’école. La sœur aînée de mon père, Ida, avait émigré en Belgique avec son mari. Mes parents se sont très vite intégrés. Ils travaillaient dur. Au début, mon père était correspondant de journaux francophones de Salonique, « Le Journal des Balkans » et « Le Progrès ». Il a écrit, entre autres, sur la mort du roi Albert. Maman était couturière de métier. En 1940, elle tenait un magasin de bonneterie, rue Marie-Christine.
Mai 40, les routes de l’exode. Les Pinhas atteignent La Panne sous les bombes. Ils doivent rentrer à Bruxelles. Dans la capitale occupée, ils mènent une vie « tout à fait normale » : Jusqu’en 1944, j’ai continué à aller à l’école. Mon père, qui se méfiait beaucoup des Allemands, ne s’était pas inscrit au registre des Juifs. Sur sa carte d’identité, maman avait gratté le prénom, remplaçant « saac » par « no ». « Ino » Pinhas est comptable d’une maison de soutien-gorge et de maillots de bain dont le patron, un Français, ancien officier, est patriote et antisémite. Mais à travers ces années de détresse, Marie semble plus insouciante que d’autres petites filles de son âge : J’étais une enfant sage et j’adorais aller au cinéma. A l’école communale, j’étais la « petite Grecque ». Mais j’étais la seule de ma classe à ne pas avoir fait ma communion! Dans tous ses témoignages, elle souligne : Je ne savais pas que j’étais juive, même si je m’en doutais! A la maison, ses parents parlent le judéo-espagnol, de même que tous leurs amis, eux aussi immigrés juifs de Grèce.
La déportation
Suite au bombardement allié de leur quartier, à Laeken, en mai 44, les Pinhas sont logés par le patron d’Ino dans une mansarde de son immeuble, en ville. Ils y sont arrêtés sur dénonciation, la nuit du 20 juillet 1944. Après trois jours dans les caves de la Gestapo, avenue Louise, ils sont conduits à la caserne Dossin : Je me souviens que notre camion est passé par le Botanique. Il faisait très beau, des enfants criaient. Nous entendions tous les bruits de la ville et les rires de l’été, mais nous étions prisonniers, dans ce camion bâché, où de l’extérieur, personne ne pouvait nous voir.
Le 31 juillet, les Pinhas sont à bord du XXVIe convoi, de Malines à Auschwitz. Sur la rampe de Birkenau, les SS les séparent : hommes d’un côté et femmes de l’autre! Elle entend encore ces derniers mots de son père : Ne vous en faites pas, nous nous verrons dimanche. Tout va très vite. Je tenais maman par les épaules et en passant devant un soldat, il m’a demandé : « Mutter », en désignant ma mère, et comme je ne comprenais pas l’allemand, j’ai haussé les épaules, et il a cru que ça voulait dire non. Après cette sélection, leur groupe ne compte plus ni femmes âgées ni enfants : Moi, âgée de 13 ans et demi et une autre de 14, étions les plus jeunes. Le soir, au camp, des détenues conseillent à Régine et à Marie de ne jamais dire qu’elles sont mère et fille.
Régine apprend d’un médecin grec que toute sa famille de Salonique a été gazée en 1943, à Birkenau. Marie survit à la dysenterie et au Revier (réservoir de prédilection pour les expériences menées par les médecins SS). Fin octobre 1944, après une nouvelle sélection, elles sont transférées en Bavière, dans des camps de travail, à Landsberg, puis à Kaufering et enfin Türkheim (Kommandos de Dachau). Fin avril 45, lors de l’évacuation vers Dachau, elles s’enfuient sous le feu des SS, gagnent l’église du village de Türkheim dont le curé leur trouve asile. Le lendemain, les Américains sont là. Dans les rues du village, un G.I. interpelle Marie : Ne connaissant pas l’anglais, je lui montrai mon avant-bras sur lequel, très clairement, il aperçut, tatoué, mon numéro matricule concentrationnaire*. Alors, très simplement, sans commentaires, il me prit par la main et nous pénétrâmes sur la place du village dans une boutique de vêtements. Vêtue de sa « première robe », Marie quitte le magasin avec le soldat. Sur un « bye, bye » retentissant et sans plus, il me quitta et disparut au loin.
Libérées le 27 avril, Marie et sa mère restent au village où des prisonniers français les « retapent », puis elles retournent au camp, sont rapatriées et arrivent à Bruxelles-Midi le 1er juin 1945. J’étais sûre que mon père serait à la gare. Je n’avais pas pensé une seconde qu’il pourrait ne pas revenir. Maman n’a jamais reçu d’acte de décès. Elle ne s’est jamais remise de sa disparition. Trente ans après, j’ai appris par Maxime Steinberg qu’il était mort à Mauthausen. Un oncle qui vivait à Paris nous a aidées pour que je puisse reprendre l’école. Nous avons aussi été assistées par l’AIVG. Peu à peu, nous nous sommes débrouillées. J’ai terminé mes études commerciales en 1949 et suis devenue sténodactylo à l’agence Publi-Ciné. J’étais encore grecque et ne pouvais obtenir de permis de travail que si l’on m’engageait. J’ai vécu avec maman jusqu’à mon mariage avec Bernard.
L’engagement pour la mémoire
Bernard Lipstadt est aussi un survivant, caché avec d’autres enfants juifs par Odile Henri et son mari, au pensionnat Gatti de Gamond. Tous sont arrêtés par les nazis et emmenés à Malines, d’où Bernard sera le seul enfant juif de Belgique à s’échapper. Mariés le 3 juillet 1954, Marie et Bernard ont deux filles, Nadine et Viviane. Cette dernière précise : Mon père était un ancien de l’Hashomer Hatzaïr, parti au kibboutz en 1948 pour participer à la construction de l’Etat d’Israël. Il a rencontré ma mère lors d’un retour à Bruxelles où il était venu rendre visite à sa mère souffrante. Pour eux, c’étaient des temps difficiles. Après Sarma, il a été représentant, et partait tout le temps sur les routes. Maman était sténodactylo aux Papeteries de Belgique. Après avoir longtemps fait des travaux de bureau, notamment comme secrétaire à la synagogue sépharade, Marie entre à la Fondation Auschwitz : J’étais employée bénévole et René Reindorf m’a dit : « Tu es une ancienne. Tu devrais témoigner ». J’ai participé au voyage organisé en 1995 par la ville de Namur, « le train des 1.000», et Sarah Goldberg m’a suggéré d’aller témoigner dans les écoles.
Directeur de la Fondation, Yannis Thanassekos souligne la qualité des témoignages de Marie : Je trouve extraordinaire qu’elle fonctionne sur le registre de l’apaisement et en même temps, qu’elle essaie encore de comprendre ce qui lui est arrivé. Elle est à l’écoute des interprétations historiques tout en conservant la même spontanéité. Elle ne recompose pas son témoignage et ne joue pas non plus un rôle qu’elle s’attribue. Elle n’est pas seulement un témoin, elle contribue aussi à nos réflexions théoriques. En 2000, elle a participé à notre séminaire sur les aspects psychologiques du témoignage, « La mémoire et les traumatismes ». Co-fondateur de l’institution, le baron Paul Halter ajoute : Marie est aussi très présente au sein de notre conseil d’administration et Bernard est devenu le porte-drapeau de notre amicale d’anciens déportés. Lui aussi témoin à la Fondation Auschwitz, Paul Sobol remarque : Marie sait comment parler de son histoire aux enfants et aux ados. Ma petite-fille, qui faisait un mémoire sur les enfants durant la guerre, a été très émue par son entretien avec elle.
Avant de commencer à témoigner, Marie était depuis longtemps membre de l’Amicale (Amicale Belge des Ex-Prisonniers Politiques d’Auschwitz-Birkenau, Camps et Prisons de Silésie, association qui, en 1980, créa la Fondation Auschwitz), et affiliée à l’Union des Déportés Juifs. Mais à l’époque, elle était surtout présente au CCLJ parce qu’on y parlait de problèmes d’actualité, alors que les activités de l’Amicale m’évoquaient un peu les réunions d’anciens de 14-18! Les voyages à Auschwitz organisés par la Fondation sont pour elle un pèlerinage. Outre leur mission éducative, ils l’ont aidée à dédramatiser son expérience. Marie aime se retrouver avec les enseignants pour les débats qui suivent les visites et témoignages sur le terrain. Cela m’intéresse beaucoup d’entendre des gens qui n’ont pas été aux camps et ne sont pas directement concernés par cette mémoire poser des questions et vouloir savoir.
Transmettre pour faire revivre
Marie-Jeanne David, enseignante à l’Institut Ste Marie d’Arlon, a fait appel aux témoignages de Marie depuis 1995, dans ses cours d’histoire et de sciences humaines, mais aussi pour des adultes : Marie est une petite dame très humble qui passe très bien avec les jeunes. Elle sait leur expliquer le contexte historique de son expérience personnelle. Elle ne veut pas effrayer les jeunes ni les choquer, mais les incite à la vigilance et à ne pas se soumettre à l’autorité. Elle leur dit aussi à quel point elle vit par eux, en leur racontant son histoire. Salomé, la fille cadette de Viviane, a entendu deux fois le témoignage de sa grand-mère, à l’école Decroly et avec son mouvement de jeunesse : On se voit très souvent et je me sens très proche d’elle. Mais elle ne m’avait jamais vraiment parlé de tout ça. Avec ma cousine Isabelle, ma sœur Maïra et moi, elle est attentionnée, toujours douce, une vraie grand-mère!
Dans leur introduction au témoignage de Marie, paru en 1991, dans le Bulletin de la Fondation Auschwitz, Jean-Michel Chaumont et Yannis Thanassekos écrivaient : Marie nous a donné des descriptions très détaillées des principaux moments de sa détention et le retour récurrent de l’expression : «je me souviens très bien… » est assez remarquable. D’autant plus remarquable en fait que dans le même temps, Marie parvient à en parler avec un détachement qui confine à la sérénité. Comme le notaient les deux historiens, Marie n’évoquait pas avec la même « sérénité » la mémoire de son père. Viviane souligne la douleur de cette perte : Elle adorait son père et en parle toujours avec émotion. Que ce soit au tout début de ses témoignages, avec « le train des 1.000», ou aujourd’hui, à Auschwitz pour la Fondation, devant des enfants du juge dans un centre fermé, ou au Service social juif, avec des survivants du génocide des Tutsi, toujours, elle veut témoigner. Envers et contre tout! C’est ce qui a vraiment donné un sens à sa vie! En transmettant cette histoire, elle a le sentiment de faire revivre tous ceux qu’elle a vu mourir!
En 1999, à Strasbourg, lors du colloque N’oublions jamais, organisé à l’initiative de la délégation PS au Parlement européen et de la Fondation Auschwitz, Marie prenait la parole, dénonçait la montée de l’extrême droite en Belgique. Survivante de la Shoa, elle n’oublie jamais les enjeux politiques de son témoignage. Marie s’insurge contre toute « concurrence des mémoires » entre prisonniers politiques résistants et déportés raciaux. Elle honore aussi la mémoire de ses libérateurs. En juin 2004, Marie et Bernard Lipstadt étaient en Normandie pour les commémorations du Débarquement, avec l’espoir de retrouver ce soldat américain qui, le 27 avril 1945, redonna à Marie sa dignité en lui offrant une robe. Dans une lettre publiée par La Libre Belgique, en 1969, elle rendait hommage à son libérateur inconnu : Son visage, je ne m’en souviens plus, mais aujourd’hui encore, je garde le souvenir de ce soldat simple et humain, qui sut me redonner l’aspect d’une fillette libre. S’il vit encore -et je l’espère de tout cœur- j’aimerais qu’il sache que je pense souvent à lui… (Marie Lipstadt-Pinhas, « Ma première robe », La Libre Belgique, 10/9/1969).
Pour David Susskind : L’histoire de Marie est un miracle! Elle est une des plus jeunes déportées de Belqique à être revenue d’Auschwitz. Elle et sa maman ont survécu. Elle a des enfants et des petits-enfants qui témoignent de sa victoire personnelle sur le nazisme. Son histoire nous évoque le miracle de la résurrection de tout un peuple! Pour elle, en 44-45, chaque pas était un miracle et l’entendre témoigner en 2007 est encore un miracle!
* Tatouage que Marie Lipstadt fera ôter après la guerre pour réussir à se reconstruire.
Bonjour,merci pour cet article important, j’ai rencontrer souvent des prisonniers qui sont revenus des camps, j’en aie accompagner certains dans des écoles, ou devant des élèves ils expliquaient inlassablement ce qui était leurs vie dans ces camps, une chose m’a surpris quant un jour je leur ai demandais comment ils avaient pus tenir, la réponse fut claire : nous étions des politiques et des résistants, l’un deux André Migdal avait été arrêter à 16 ans, il n’arrêter pas de faire la navette entre la France et l’Allemagne, afin d’expliquer aux jeunes générations comment l’Allemagne en été arriver là, leurs témoignages sont importants, bien que beaucoup soient partis, les parents d’André étaient originaire de Pologne.