« Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté de bonne foi, avec une véritable quête d’égalité, de liberté et de justice. Un cri (“sale juif”) ne devrait en aucun cas masquer ce fait, dans un contexte où se pose l’essentialité de la question de l’antiracisme », écrivent Rafaël Amselem, étudiant à la Sorbonne, et Sacha Benhamou, consultant en communication d’influence chez CommStrat.
La scène d’un manifestant scandant « sale juif » pendant plus d’une minute, dans la passivité ahurissante de ceux qui l’entouraient, au sein d’un rassemblement antiraciste, relève tout simplement du délire. Chaque jour, la postmodernité démontre son incroyable capacité de surenchère en polémiques toujours plus insensées les unes que les autres.
« @OmarSy « @HeleneSy « @alexiscorbiere « @RaquelGarridoFr cela ne vous dérange pas que l’on crie « Sale juif » à la manif de votre chouchou. En quoi les juifs sont responsables de sa mort? #AdamaTraore pic.twitter.com/eXTRGnJxSJ
— Kerima (@kkerima) June 13, 2020
Une prouesse assez incroyable par son caractère obsessionnel : c’est dans le silence général que les juifs sont noyés dans un flot d’insultes sur les réseaux sociaux chaque fois qu’il est question de politique israélienne ; que le privilège juif est parfois substitué au « privilège blanc » dans la bouche de nombreux indigénistes ; que l’affaire Mila a encore été l’occasion pour beaucoup d’activistes de dénoncer un pseudo deux poids-deux mesures entre juifs et musulmans, notamment en citant l’exemple de la censure de Dieudonné, refusant la différence entre racisme et critique d’un dogme religieux.
La lassitude provoquée par un tel climat est encore surplombée par le sentiment d’une grande solitude dans ce combat. Malgré tout, l’antisémitisme — comme toutes les formes de racisme — ne doit cesser d’être une lutte. « Vaincs ou sois vaincu », voilà l’alternative qui s’offre à nous, avec toute la gravité qu’elle doit susciter dans nos esprits.
Nouvel antisémitisme
L’actualité de ce samedi après-midi est un non-événement. Depuis des années, une partie de l’antiracisme et de l’extrême gauche est infectée par le poison de l’antisémitisme. La rhétorique du « privilège blanc » est en effet bien incapable de classer les juifs du côté des discriminés ou des dominants. Un jour, ils sont exclus de la « blanchité », lorsqu’ils sont envoyés dans des camps. Le lendemain, le juif est un horrible colonisateur en terre palestinienne, dont le silence est forcément synonyme de complicité.
Une ambivalence qui n’est en rien le fruit du hasard. Elle est intrinsèque à une dialectique qui tente de hiérarchiser de façon scientifique les discriminations et les haines que subissent chacun ; qui divise les uns et les autres en ethnies, et finissent par conséquent par les opposer. A fortiori lorsque ce camp est pollué soit par des figures proches de mouvances islamistes, dont la haine du juif, de l’homosexuel et de l’Occidental n’est plus à démontrer, soit par des personnalités aux relations ou aux propos troubles.
Là réside toute la tristesse de la chose : cette situation devient usuelle. Et c’est bien ce qui la rend scandaleuse. Herbert Pagani disait à son époque au sujet de l’antisémitisme, dans un merveilleux texte qui n’a pas perdu de son actualité : « Si la gauche veut me compter parmi les siens, elle ne peut pas faire l’économie de mon problème. » Or, des leaders de la gauche ont décidé qu’ils pouvaient faire l’économie de ce problème. C’est notamment le cas de Jean-Luc Mélenchon, qui n’a pas manqué une nouvelle outrance, expliquant que dénoncer ces cris antisémites servaient à décrédibiliser la marche de ce samedi.
Comme si la lutte antiraciste se fondait sur un principe pénurique : condamner la haine des uns serait renier celle des autres. Il n’y a rien de plus fallacieux. Mais notre époque régale des sophistes en tout genre.
Opportunisme abject
Enfin, et là est peut-être l’essentiel, cette situation n’est pas sans mettre les juifs dans un certain embarras. D’un côté, il n’est pas possible de se taire face à l’antisémitisme. Nous en souffrons trop, et les valeurs qu’il véhicule sont toujours ceux d’un anti-humanisme délétère qui dépasse les seules frontières du judaïsme. Cette lutte est encore plus essentielle face à ce nouvel antisémitisme montant de la part d’une certaine gauche, et dont l’importance est souvent minimisée. Se taire, c’est se soumettre.
De l’autre, en parler, c’est nous positionner au cœur d’une actualité qui, il faut le répéter, n’est pas la nôtre. Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté de bonne foi, avec une véritable quête d’égalité, de liberté et de justice. Un cri ne devrait en aucun cas masquer ce fait, dans un contexte où se pose l’essentialité de la question de l’antiracisme.
Enfin, la lutte contre l’antisémitisme fait désormais l’objet d’un opportunisme abject, en étant récupérée par une large frange de l’extrême droite, comme en témoignent les tweets de Damien Rieu, un des fondateurs de Génération identitaire. Si elle éprouve une compassion soudaine pour cette problématique, ce n’est pas par souci d’altruisme, mais par détestation — disons-le clairement — de certaines ethnies en ce qu’elles incarnent une immigration qu’elle exècre.
Quelle solution face ce dilemme ? La gauche ne doit pas chercher à opposer les luttes. Encore moins à minimiser ses errances internes, qui se transforment en véritables dérives. En attendant, la problématique actuelle, pour nous, est surtout de ne pas se laisser aller à la fatigue morale et intellectuelle qu’entraînent ces assauts de toutes parts.