Il ne faut pas négliger si vite que ça la candidature annoncée par le comique français, estime la version européenne de la revue américaine Politico. Le personnage, à première vue grossier, pourrait être soutenu par une certaine France oubliée des élites.
Jean-Marie Bigard est l’incarnation d’une France que le reste du monde ne connaît pour ainsi dire pas : le dernier pilier du bar de province, chaleureux, toujours plus ou moins en pétard, et immanquablement vulgaire.
Il représente non le visage élégant et public du pays, mais ses tripes, son cœur (pour ne pas mentionner d’autres éléments de l’anatomie humaine qui l’obsèdent). Il n’a que mépris pour la logique cartésienne, le raffinement esthétique ou la classe naturelle.
À 66 ans, Bigard est l’humoriste français le plus couronné de succès, et le plus grossier. Et il envisage de se présenter à l’élection présidentielle dans deux ans en tant que “porte-drapeau” autoproclamé des “gilets jaunes”. Vraiment* ? Qui sait.
Bigard président, c’est une idée qui peut paraître tirée par les cheveux – même à l’époque du président américain Donald Trump, ainsi que de son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky et de Beppe Grillo, [l’ancien] gourou politique du mouvement italien 5 étoiles [tous deux humoristes].
Simple coup promotionnel ?
Mais s’il est facile – et sans doute raisonnable – de ne voir en lui qu’un délire du moment, né des frustrations liées au confinement, prenons néanmoins quelques chiffres en considération. Bigard affirme que ses fans sont entre 8 et 10 millions.
Cette semaine, un sondage Ifop l’a crédité de 13 % des suffrages. En comparaison, Emmanuel Macron avait remporté le premier tour de la présidentielle de 2017 avec 8,7 millions de voix (24 %), devant Marine Le Pen, qui comptait 7,8 millions de voix (21 %). Des chiffres qui expliquent peut-être pourquoi les ambitions politiques subites de l’humoriste, annoncées après un entretien téléphonique avec Macron le mois dernier, sont prises au sérieux à l’Élysée et par certains médias français.
Macron a déclaré à ses amis et ses alliés que selon lui, son adversaire le plus dangereux dans deux ans ne serait pas Le Pen, la dirigeante de l’extrême droite. Ni un opposant plus classique issu du centre gauche ou droit. Ce serait une personnalité populaire et charismatique, étrangère au sérail politique. Il en est persuadé.
Peut-être que, pour Jean-Marie Bigard, sa candidature n’est rien d’autre qu’une blague de plus, une des rares à ne pas présenter une chute d’une grande violence sexuelle et misogyne. À moins qu’il ne s’agisse d’un coup promotionnel pour son spectacle sur la scène de l’Apollo, à Paris, le 20 juin, qui sera retransmis en vidéo à la demande dans des dizaines de milliers de foyers français. Bigard promet de ne pas s’y contenter de son répertoire habituel et pittoresque où se bousculent hommes épuisés et nymphomanes toquées. Le spectacle, dit-il, sera en partie politique et contiendra des “révélations” sur la crise du coronavirus.
Le fait qu’il soit pris à moitié au sérieux traduit la fébrilité avec laquelle la France se prépare à l’échéance de 2022 après trois crises consécutives (les “gilets jaunes”, les manifestations contre la réforme des retraites et la pandémie de Covid-19).
Du sexe, du sexe… et du sexe
Il n’est pas simple de décrire Bigard à un public non français. Il est issu d’une famille rurale laborieuse des environs de Troyes, dans le sud de la région productrice de champagne, à l’est de Paris.
Il a été barman et entraîneur de handball avant de tenter sa chance à Paris en tant qu’auteur de sketchs et acteur, vers le milieu des années 1980. En 1987, il s’est lancé dans la carrière d’humoriste en solo, une espèce plutôt rare en France en ce temps-là.
Il tire une grande partie de sa fortune imposante de ses vidéos et de ses prestations sur YouTube qui attirent, prétend-il, plus de 8 millions de spectateurs. Par contre, on le voit rarement sur les grandes chaînes de télévision. Ses sketchs vont trop loin pour ça. Comme Bigard lui-même le reconnaît, il s’est aperçu que les trois meilleurs sujets pour réussir en tant que comique en France étaient le sexe, le sexe, et le sexe. Ses plaisanteries sont généralement misogynes, parfois avec violence. Il est rarement homophobe, et jamais raciste.
La plupart de ses gags sont trop crus pour être reproduits ici. En voici un des moins bruts, débarrassé de ses détails choquants. Un homme suffoque, allongé sur son lit. Son épouse tente de le ranimer. Les enfants arrivent et se plaignent que leur tante est cachée dans une armoire. L’épouse y trouve sa sœur, nue. “Salope, s’écrie-t-elle. Mon mari est en train de faire une crise cardiaque, et toi tu joues à cache-cache avec les enfants ?”
On peine à imaginer cet humoriste ordurier siégeant flanqué du drapeau tricolore lors d’un sommet de l’UE. Trump et Grillo avaient formulé des politiques populistes vaguement convaincantes ; les idées de Bigard, elles, semblent au mieux floues. Au sujet du coronavirus, il a relayé le genre de théories du complot qui plaisent tant à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite en France. Les politiciens, a-t-il asséné, sont payés par “Big Pharma”, ils ont “du sang sur les mains”.
Mis au défi de formuler une politique, il a renvoyé dos à dos tous les représentants de la classe politique, qu’il a accusés d’être des menteurs, avant de se lancer dans une diatribe contre l’évasion fiscale.
Multimillionnaire, Bigard a lui-même connu quelques désagréments avec ces messieurs du fisc. Mais il donne aussi plus que généreusement aux organisations caritatives françaises, ainsi qu’aux gens dans le besoin qui se hasardent à le contacter. Fervent catholique, il a longtemps été associé au centre droit et était ami avec le président Jacques Chirac. En 2007, il a été l’improbable compagnon de voyage de Nicolas Sarkozy quand celui-ci a rendu visite au pape Benoît XVI au Vatican.
“Être utile à mon peuple”
Plus récemment, il a très tôt soutenu les “gilets jaunes”. À l’origine, à l’automne 2018, la révolte est née dans les terres chères à Bigard, dans les rangs des classes moyennes inférieures et laborieuses de la France provinciale et banlieusarde, qui se sentent trahies et flouées par les élites politiques et les bourgeois prospères d’une dizaine de grandes villes.
Cette rébellion-là a implosé il y a longtemps. Ce qui reste se trouve sous la coupe des activistes de la gauche anticapitaliste, antimondialiste, antieuropéenne. Et on peut douter de ce que Bigard, fortuné, soit accepté à la tête de cette mouvance.
Peut-être pourra-t-il ressusciter le mouvement de départ – qui détestait tous les leaders, même les siens, mais pourrait faire une exception pour le comique grossier et populaire, qui a déclaré [le 29 mai] au magazine Valeurs actuelles : « S’il y a un nouveau monde après cette crise, je veux bien en faire partie. Et si je peux être utile à mon peuple, je le ferai. Le seul parti d’opposition en France, ce sont les ‘gilets jaunes’. Je suis prêt à être leur porte-drapeau.”
Qui sera le dindon de la farce ?
Macron va-t-il regretter de l’avoir appelé ? Le président a essuyé des critiques de toute part pour avoir téléphoné à l’humoriste le mois dernier, Bigard ayant réclamé que les bars soient déconfinés (trois semaines avant la date prévue). Dans un article paru dans Le Monde, un proche conseiller du président a estimé que l’appel du président “sentait la peur”.
Tout ce que Macron a gagné, c’est de se faire insulter par Bigard à la télévision. Pourtant, il se trouve des alliés du président pour soutenir que cette démarche était habile. En encourageant les ambitions absurdes de Bigard, il sème la pagaille dans les intentions d’autres candidats potentiels.
Au stade où nous en sommes, toute cette saga de Bigard président ressemble plutôt à un de ses sketchs les plus élaborés. Reste à savoir qui sera le dindon de la farce en question. Les partisans éventuels de l’humoriste ? Ou Macron et le reste de la classe politique française ?
* En français dans le texte.