Ze’ev Hever, entrepreneur au passé terroriste, est le principal constructeur des colonies dans les territoires palestiniens. L’Etat israélien s’apprête à légaliser son « œuvre », en annexant une partie de la Cisjordanie à partir du 1er juillet.
Toute sa vie, le « roi » des colons israéliens, Ze’ev Hever, a attendu ce jour. Voilà trente ans que le patron d’Amana, l’entreprise de bâtiment des colons, construit en Cisjordanie occupée, peuplant de centaines de milliers de juifs son empire de caravanes et de pavillons à tuiles rouges.
A compter du 1er juillet, le gouvernement de Benyamin Nétanyahou s’est engagé à légaliser son œuvre, accomplie en violation du droit international. Avec le soutien de Washington, le premier ministre a promis de rompre avec le régime d’occupation, en vigueur depuis la victoire militaire de 1967, pour annexer la vallée du Jourdain et les colonies en Cisjordanie. Il entend appliquer la « souveraineté » israélienne sur ces terres promises au peuple juif par la Bible. A 66 ans, M. Hever, que tout le monde surnomme « Zambish » en Israël, pourrait exulter. Pourtant, il se tait. Il étudie les cartes des implantations. Il laisse son propre camp se diviser sur le projet d’annexion conçu par M. Nétanyahou et ses alliés américains.
Une partie des colons rejettent le « plan Trump », qui envisage encore la création d’un Etat palestinien, même réduit à presque rien. Ils craignent aussi que ce programme ne les contraigne à abandonner certaines de leurs conquêtes. Ils veulent tout, tout de suite, ou bien rien. Et « Zambish », homme de réseaux et d’argent, est leur relais au sein de l’Etat. Un héros pour beaucoup, un traître pour d’autres, qui l’accusent de comploter avec M. Nétanyahou afin de brader leur terre.
Ze’ev Hever n’a pas toujours été ce notable, cet homme d’antichambres à la voix forte et aux manières respectueuses, que les puissants admirent. Né dans une famille religieuse, il est issu du creuset d’Hébron, colonie ultraviolente, où un petit noyau d’idéologues s’établit dès 1968, après la guerre des Six-Jours, à l’ombre du tombeau des Patriarches (la mosquée d’Ibrahim pour les musulmans). Adolescent, il y prépare son service militaire dans une académie religieuse, puis gravite dans l’entourage du rabbin Moshe Levinger, au sein du Bloc de la foi, le Gush Emunim, qui se veut le fer de lance de la reconquête du « grand Israël », du Jourdain à la Méditerranée.
« Meneur d’hommes »
Zambish, grand garçon bien bâti, un peu voûté, à la barbe noire broussailleuse et aux beaux yeux sombres, ne craint pas de faire le coup de feu. Il suit son camarade Yehuda Etzion lorsque celui-ci contribue à former, en 1979, un réseau voué à l’action violente et secrète, Hamakhteret hayehudit, « la résistance juive ». En juin 1980, il se joint à l’un des commandos qu’Etzion envoie poser des bombes sous les voitures des maires de trois grandes villes palestiniennes.
En juillet 1983, des membres du réseau sont les auteurs d’une fusillade dans l’université islamique d’Hébron (3 morts, 33 blessés). Zambish n’était pas de cette équipée-là. Il a été auparavant « grillé » par le Shin Bet, le service de renseignement intérieur israélien. Les agents ont trouvé une bombe, que son commando avait échoué à placer sous le véhicule du maire de Bethléem trois ans plus tôt, et que Zambish avait cachée près d’Hébron. Interrogé, ce dernier reste muet. Mais les agents finissent par prendre ses camarades la main dans le sac, une nuit d’avril 1984, alors qu’ils posent des bombes sous des bus arabes, à Jérusalem. « Zambish ne faisait pas partie de la direction du groupe, mais il était influent et il connaissait certains de leurs plans », estime aujourd’hui Yaakov Peri, l’un des enquêteurs, qui prit par la suite la direction du Shin Bet.
Leur procès fait grand bruit. Zambish est condamné à onze mois de prison. Yehuda Etzion y passe cinq ans pour avoir planifié la destruction du dôme du Rocher, le troisième lieu saint de l’Islam. « Zambish a montré ses capacités de meneur d’hommes durant sa détention parmi eux », assure au Monde un ancien responsable du mouvement colon, soucieux de demeurer anonyme. Une fois sortis, « nous avons continué d’agir chacun selon nos moyens, qui sont complémentaires », précise, pour sa part, Yehuda Etzion. A 69 ans, le vieux radical milite encore pour la construction du « troisième temple » juif sur le mont du Temple (ou l’esplanade des Mosquées), et mesure avec admiration le chemin parcouru par son compère Zambish.
En 1989, celui-ci est élu secrétaire général d’Amana, une association qui finance, grâce à sa compagnie commerciale de bâtiment, le conseil de Yesha, représentant des colonies auprès de l’Etat. « Zambish n’avait pas de titre de chef ou de général, mais il a été le plus influent d’entre nous depuis au moins vingt ans, dit l’ex-responsable du mouvement colon. Nos institutions venaient à lui pour obtenir des prêts, elles sont devenues dépendantes de lui, parce qu’il avait accès à l’argent. » Son objectif déclaré : héberger, à terme, un million de juifs en Cisjordanie. Il se tient aujourd’hui à mi-chemin : les colons sont environ 450 000 en Cisjordanie, et 200 000 autour de Jérusalem.
Influence et discrétion
Zambish, marié et père de sept enfants, conserve de ses années de terrorisme le goût du secret : il ne donne pas d’interviews à la presse. Son obsession : les « avant-postes », ces colonies construites loin dans les territoires palestiniens, au mépris du droit international et, souvent, de la loi israélienne. « Amana choisit le lieu, le moment approprié, le type d’avant-poste à construire et fournit l’argent », résume Dror Etkes, l’un des plus fins observateurs de la colonisation, qui la combat au sein de l’ONG de gauche Kerem Navot. Par la suite, Zambish négocie avec le gouvernement pour qu’il tolère et légalise éventuellement le nouveau bâti.
Cette influence, le leader colon l’a acquise auprès d’Ariel Sharon, ministre de la construction au début des années 1990. « Zambish est, dans une très large mesure, une créature de Sharon, qui est tombé amoureux de lui. C’était le genre de type qu’“Arik” a toujours admiré : jeune, fort et bien bâti, vétéran d’une unité de combat, religieux, efficace et courant les collines », estime Ehoud Olmert, successeur de M. Sharon à la tête du gouvernement, après l’attaque cérébrale qui le plongea dans le coma, en 2006.
Nombre de colons n’ont jamais pardonné à Zambish cette amitié, qui les a pourtant servis. Ils soupçonnent celui-ci d’avoir acquiescé secrètement au retrait de l’armée et à l’évacuation des colonies de la bande de Gaza, décrétées par M. Sharon en 2005. Zambish, lui, est demeuré fidèle. « Ton désengagement du chemin que nous avons parcouru ensemble, pendant tes deux dernières années au pouvoir, était difficile et pénible. Les questions restent sans réponse, la douleur est immense, et tout sera recouvert d’un grand amour » déclare-t-il à la Knesset, en 2014, après la mort de M. Sharon, qu’il appelle encore « notre père ».
Zambish ne s’est cependant jamais enfermé dans un seul camp. Depuis les années 1990, il a fréquenté tous les gouvernements israéliens, de droite comme de gauche. Ses alliés aiment à rappeler qu’Yitzak Rabbin lui avait fait montrer les cartes sur lesquelles se négociaient les futurs accords d’Oslo, signés en 1993. Zambish y est hostile, mais il propose des ajustements et tire le meilleur parti d’un processus qu’il ne peut contrecarrer, en militant notamment pour la construction de routes reliant les colonies aux grands centres urbains.
« Il pèche par fierté »
Le travailliste Ehoud Barak (au pouvoir de 1999 à 2001) lui donnait l’accolade, lorsqu’il le croisait à la cafétéria du Parlement. Ses successeurs, Ehoud Olmert et Benyamin Nétanyahou, respectent son savoir-faire et sa mémoire des chemins de traverse de Cisjordanie, saisissante selon ses proches. Il les parcourt à pied ou en 4 x 4, parfois seul et avec prudence, lorsqu’il s’approche de certaines colonies, parmi les plus radicales.
« Pendant des années, j’ai pris des jeunes [colons] qui faisaient de l’auto-stop au bord des routes, mais depuis un an, je vois la rage dans leurs yeux et parfois je ne m’arrête plus, pour éviter une situation déplaisante », dit-il publiquement dès l’été 2012. Contesté par certains radicaux d’Hébron, il a quitté sa ville pour s’établir auprès de l’une de ses filles, d’abord dans une caravane puis dans une belle maison de pierre jaune, juchée sur une colline d’El-Azar (centre), dans un quartier illégal au regard du droit israélien.
« Zambish partage sans aucun doute notre idéologie, reconnaît Daniella Weiss, 75 ans, son aînée au sein du Gush Emunim. Mais il n’a pas d’école, pas de rabbin, pas de groupe où les choses peuvent être exposées et discutées. Il pèche par fierté, par hubris ! »
Cette critique est commune : Zambish exerce le pouvoir en solitaire, supervisant jusqu’aux plus petites tâches. « Même auprès de ses amis les plus proches ou des gens en qui il a confiance, il garde ses plans secrets. Nombre de gens qui travaillaient avec lui ont fini par le quitter, parce qu’ils n’avaient pas de place pour grandir », dit l’ancien responsable du mouvement colon désireux de rester anonyme.
C’est l’une des rares ressemblances entre Zambish et Benyamin Nétanyahou. Les deux hommes se connaissent depuis le premier mandat de M. Nétanyahou, en 1996. Ils se savent indispensables l’un à l’autre. Mais Zambish, sans formation universitaire, indifférent à l’argent pour lui-même, ne parle pas la même langue que le premier ministre, cet homme du monde, peu porté sur la religion, plus préoccupé de la grande histoire du peuple juif et de ses droits que des basses réalités de la terre.
Poker menteur
Depuis cinq ans, M. Nétanyahou a su satisfaire son allié, en tolérant le développement de colonies agricoles, gourmandes en terre, dans le Nord et l’Est de la Cisjordanie. Il a aussi autorisé une hausse spectaculaire des constructions depuis 2018.
Ce rapport de force pousse les colons à durcir encore leur position à l’approche de la date promise de l’annexion. « Nétanyahou craint avant tout d’être contesté par sa droite. Il n’a pas d’autre choix que de garder Zambish heureux. C’est lui qui décide, in fine, si “Bibi” est encore l’un des leurs, si les colons doivent rester derrière lui », estime le journaliste Anshel Pfeffer, biographe du premier ministre.
Début juin, s’estimant tenus à l’écart des négociations avec l’administration américaine, les colons ont lancé une vaste campagne d’affichage pour critiquer le plan Trump. Washington a fait savoir son déplaisir. M. Nétanyahou a lui-même dénoncé l’ingratitude de ses alliés, qui risquent de gâcher « une opportunité historique ». Au fond, les colons craignent que leur premier ministre se contente d’annexer quelques terres symboliques, ou qu’il abandonne sa promesse électorale, lancée alors qu’il luttait pour demeurer au pouvoir, au fil de trois élections législatives en à peine un an.
Quant à Zambish, il s’est laissé photographier début juin, la mine soucieuse, devant une carte des colonies. « Il est pour l’annexion, veut croire un interlocuteur de confiance. C’est la manière des gens pragmatiques qui ont fondé l’Etat d’Israël. David Ben Gourion avait accepté le plan de partition [de la Palestine sous mandat britannique, en 1947], quand les idéologues le refusaient. Il disait : “Prenons un petit morceau et nous le développerons. Un jour nous aurons tous les territoires que nous voulons, le futur sera avec nous.” » Mais dans ce jeu de poker menteur, Ze’ev Hever se tait, comme à son habitude.