Marco Sarrabia n’a pas très faim, ce sera schnitzel et légumes à la cantine du kibboutz. Le réfectoire étant fermé, coronavirus oblige, il faudra manger dehors. À Tzuba, on sait s’adapter. Aux tempêtes comme aux épidémies. Le Covid-19 ? « La preuve que l’autogestion fonctionne parfaitement, assure le kibboutzniks. Personne n’a été malade et on s’est aidé les uns les autres ! »
Sa communauté le rend fier. Sur les collines à l’ouest de Jérusalem, Tzuba est une de ces communautés pionnières aux racines d’Israël, qui se développèrent suivant un idéal sioniste et socialiste, et où le travail en commun des kibboutzniks, de la terre notamment, devait permettre la création ex nihilo d’une communauté autogérée.
La pioche donc, mais aussi « le casque d’acier et le ventre du canon », selon les mots de Moshe Dayan, figure de la toute jeune armée israélienne après avoir combattu dans les rangs du Palmach. Cette même milice juive de gauche qui, en 1948, conquit ce territoire où, quelques mois plus tard, Tzuba serait bâti.
Berceaux de l’élite travailliste, les kibboutzim suivront la trajectoire du parti de Ben Gourion et Yitzhak Rabin, de leur hégémonie jusque dans les années 70 à la marginalisation contemporaine de ses députés, victimes consentantes du ralliement de Benny Gantz à Binyamin Netanyahou dans un gouvernement qui se prépare à l’annexion de territoires occupés.
« On m’a mis à la cantine »
Lorsqu’il quitte la France pour Israël avec sa femme, Marco Sarrabia n’a pas trente ans mais sait que sa vie se fera « au kibboutz ou rien ». Tzuba sera l’élu. « On m’a mis à la cantine, ma femme au poulailler », rigole le mathématicien de formation, désormais chef du laboratoire de recherche de la grande usine de vitres de la communauté. Ici, on change régulièrement de poste.
Ainsi, Itamar Boneh, 79 ans, énumère : « Chef des machines, épicier, trésorier… et maintenant inspecteur qualité ». À Tzuba depuis 1959, cet enfant de Jérusalem ne songe pas à la retraite. « Pour vivre au kibboutz, il faut lui être utile le plus longtemps possible ! » Tous les biens sont en commun. Ou presque.
Qu’ils travaillent ici ou non, les kibboutznikims reversent leur salaire à Tzuba, redistribué ensuite à parts égales. L’éducation est prise en charge par la communauté, jusqu’à la licence. Sur ce point cependant, l’absolutisme des débuts et ses enfants placés dès leur plus jeune âge dans des « maisons » communes où, comme le raconte Boneh, « on voyait les petits de 16 h à 20 h seulement » n’est plus.
Aujourd’hui, les jeunes ont 18 ans quand ils quittent le foyer familial pour s’installer ensemble dans un grand bâtiment. Comme 300 de ses « camarades », Marco Sarrabia est membre de l’assemblée générale de Tzuba où l’on entre sur cooptation, que l’on soit né ici ou candidat extérieur. La liste d’attente est longue.
« En affaires, nous avons un principe, pas d’immobilier », explique Sarrabia. « La terre nous a été confiée pour la garder et la faire prospérer, pas pour en faire notre propriété. » Tous les 50 ans, les kibboutzim renouvellent donc leur bail auprès de l’État, propriétaire des lieux.
« Le fief des travaillistes »
« Dans les années 80, le gouvernement a arrêté de soutenir les kibboutz, et les privatisations ont commencé », explique le chercheur Denis Charbit. Si Tzuba compte parmi les rares résistants, la grande majorité de ces communautés ont donc vu leur modèle économique changer au début du nouveau millénaire, du collectivisme au capitalisme.
« On reste le fief des travaillistes ! », rappelle Sarrabia. Face à un pays qui se droitise, lui reste philosophe, conscient de « vivre dans une cage dorée », symbole d’une « élite » devenue marginale. « Le kibboutznik est un homme modeste. Or, aujourd’hui, le paraître, ça compte, et ça, les colons l’ont bien compris. »
Un gouffre idéologique sépare les deux camps, qui ont pourtant tous deux bâti leur idéal sur des terrains conquis, comme le rappelle Denis Charbit. « Mais à gauche, les kibboutznikims s’adossaient à une réflexion et un mode de vie fondés sur l’égalité et l’émancipation, totalement absents du discours religieux des colons. »
Et Sarrabia de résumer : « Nous sommes patriotes mais pas nationalistes, Israéliens avant d’être Juifs ». Quel avenir pour le kibboutz et ses valeurs ? « Quand Bibi [Netanyahou] va partir, les choses vont changer », prédit Sarrabia, soulignant le rôle encore joué par les kibboutzim : « 1 % de la population, 15 % de l’économie ». Sur le mur de la cantine, une mosaïque des premiers arrivants est là pour rappeler aux habitants leur idéal. S’ils venaient à l’oublier.