« Eparses » est une bouleversante plongée du philosophe Georges Didi-Huberman dans des archives inexplorées du ghetto de Varsovie.
Le fonds « Oyneg Shabes » n’avait pas encore livré tous ses secrets. Après trois jours d’introspection dans une partie des archives jamais exploitées à ce jour, Georges Didi-Huberman a rédigé son dernier essai. Un pur bijou, magistral et émouvant.
Une obsession : témoigner
Dans l’avion qui le ramène de Varsovie, Georges Didi-Huberman sent ses larmes monter, et se dit qu’il ne peut, à son retour, que « les faire redescendre au miroir de la page blanche ». Quelques mois plus tôt à Paris, un homme qu’il ne connaît pas, Rafal Lewandowski, est venu lui révéler qu’un vaste corpus d’images dort dans un coffre à Varsovie. Un « trésor muet« , auquel il charge implicitement le philosophe de donner la parole, en le transformant en un « trésor de cris muets« . Didi-Huberman accepte : « Je suis donc revenu – moi-même tout retourné – dans cette ville spectrale qu’est Varsovie. »
Emanuel Ringelblum est en 1939 un historien juif qui va vivre les derniers jours du ghetto de Varsovie avec une obsession : témoigner, être un mourant lucide, afin que les « lettres de doléances », comme il l’écrit, et la douleur de son peuple parviennent, au-delà du mur, aux autres peuples du monde et aux générations futures. Toute son existence est alors gouvernée par ces deux impératifs : porter secours et porter plainte. Une plainte qui ne pourra être déposée qu’au tribunal de l’histoire. Il fallait donc pour cela prendre des notes, recueillir des papiers – des journaux clandestins par exemple – ou des lettres, des documents, des dessins, des papiers d’emballage de confiserie, des tickets de tram, cartes de rationnement, affiches de théâtre, invitations à des concerts ou à des conférences. « On y trouve même un récit laconique sur une mère affamée qui avait mangé son enfant mort », écrit Didi-Huberman.
Pour accomplir cette mission, les membres du groupe dirigé par Emanuel Ringelblum parcourent inlassablement le ghetto afin de rencontrer le plus d’informateurs possible. « C’est depuis une telle position instable« , écrit Didi-Huberman, « que Ringelblum et ses compagnons d’Oyneg Shabes, parvinrent à documenter avec une précision stupéfiante, la vie quotidienne – et la mort quotidienne – des habitants du ghetto. » Une archive de la destruction d’un peuple qui est à la fois un acte de connaissance, et une souffrance directement éprouvée par les archivistes. Tous ses membres furent capturés et aussitôt fusillés en mars 1944.
Une capsule de temps inexploitée
Ils avaient eu le temps, le 3 août 1942, d’enfouir une partie des documents collectés, placée dans dix caisses de fer-blanc, dans la cave d’un immeuble d’une école élémentaire clandestine. Une autre cache, soigneusement murée, contenait une deuxième partie d’archives, dans deux grands bidons de lait, enterrés dans les mêmes parages. D’une troisième cache, on ne retrouvera qu’une petite liasse de documents brûlés.
Après-guerre, seuls quelques survivants connaissent l’existence de ces archives. Mais ils se heurtent à des atermoiements dubitatifs. Quelle utilité de sortir ces témoignages d’une souffrance que l’on vient de subir et que l’on subit encore dans sa chair, en effet ? On se décide tout de même à chercher une aiguille dans une botte de foin car le ghetto a été entièrement détruit, effacé jusqu’au tracé des rues. Mais les boîtes en fer-blanc finissent par être exhumées, et c’est face à ces objets que se tient l’auteur d’Eparses, en 2017, plus de 70 ans après, à l’Institut historique juif de Varsovie, pour y examiner des photographies qui dorment là, jamais publiées. « Me voici aujourd’hui devant l’un de ces deux grands bidons d’aluminium. C’est trivial et mystérieux. C’est un objet à mi-distance d’une urne funéraire et d’un récipient d’où toute une vie sortirait pour crier son récit de mort. Je photographie la surface du métal. Elle ressemble (…) à la vue aérienne d’une cité depuis longtemps rayée de la carte. »
Mais à quoi bon témoigner ?
Tous les historiens de cette période (Didi-Huberman n’y échappe pas, comme Emanuel Ringelblum avant lui) se posent la question de la transmission. Puisque ce qui s’est passé est au-delà de l’imagination, certains y opposent le silence. D’autres, comme le groupe Oyneg Shabes, en tirent une conclusion radicalement opposée : « Puisque la souffrance se situe au-delà de la description, alors écrivons, décrivons beaucoup. Tout doit être consigné, sans oublier un seul fait. » Alors Didi-Huberman prend le relais : il observe, décrit ces documents, ces lettres de désespoir écrites parfois au bord de la folie, cette « folle conjonction de vies qui s’écroulent, ces minuscules témoignages de gestes vains dans l’enfer général. » Il retrouve, par exemple, le testament personnel d’un garçon de dix-neuf ans qui s’adresse au monde futur : « Ce que nous avons été incapables de crier et de hurler à l’adresse du monde historique, nous l’avons enfoui dans la terre (…) Je voudrais tant voir le moment où le grand trésor sera exhumé et clamera sa vérité au monde. Que le monde puisse tout savoir (…) Nous pouvons maintenant mourir en paix. Nous avons accompli notre mission. Puisse l’histoire en témoigner pour nous. »
Ecrire l’histoire pour construire notre histoire
Dans la droite ligne de Walter Benjamin, Didi-Huberman participe, en faisant écho à cette capsule de temps, à écrire l’histoire des sans-noms. Ce magnifique et modeste essai est bourré d’émotion contenue, comme lorsque l’auteur se trouve face à un papier de bonbon qui témoigne peut-être d’un dernier rire d’enfant. Il n’est pas non plus dénué d’humour, comme lorsque le philosophe note qu’à l’emplacement d’une ancienne synagogue de Varsovie dynamitée par les nazis s’élève aujourd’hui un bâtiment à l’enseigne de la MetLife – « la meilleure compagnie pour souscrire une assurance-vie », ajoute-t-il.
Il est des lectures qui, en ces temps où l’humanité ne sait pas quelle page de son histoire s’écrit, éclairent. Celle de Didi-Huberman est l’une d’elles, car ses réflexions partent du principe que l’histoire des autres a toujours quelque chose à nous apprendre sur la nôtre. L’auteur nous exhorte à prendre le temps, le temps de ne pas oublier, de construire et de reconstruire sans cesse notre pensée. Eparses, le titre du livre, vient du grec Speirô qui signifie « je sème » : des archives qui doivent être lues comme autant de semences de vie pour le présent et le futur.
Extrait: « C’est un recueil de lettres, de billets, de cartes postales que des bientôt noyés s’écrivent – jettent à la mer – à d’autres dont on ne sait pas s’ils sont, eux, pas encore ou déjà noyés. (…) On ne le lit, bien sûr, que dans ce qui reste et qui est bien peu comparé à l’ampleur du processus d’extermination pris dans sa totalité. Du moins le lit-on comme à la loupe, micrologiquement, dans l’intimité même de chaque situation qui aura laissé quelque résidu. On y sent les émotions de chaque personne singulière, chacune éparse des autres quoique plongée dans leur commune histoire. »
Eparses, Voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie, de Georges Didi-Huberman, est paru le 6 février 2020 aux Editions de Minuit (176 pages, 16,50€ 11,99€ en format e-Pub).