Décédé en 1979 à l’âge de 81 ans, Joseph Kessel fera son entrée dans la Pléiade le 4 juin prochain, soit près de 41 ans après sa mort. Journaliste, romancier et grand voyageur, il a été membre de l’Académie française et a été fait Grand officier de la Légion d’honneur ainsi que Commandeur des Arts et des Lettres.
Origines
La vie mouvementée de Joseph Kessel
Ce n’est pas un écrivain mais une légende qui entre jeudi dans la Pléiade. Joseph «Jef» Kessel, le journaliste-romancier, témoin engagé de la marche du monde, baroudeur et membre de l’Académie française, rejoint, à quelques mois d’intervalle, son ami Romain Gary au Panthéon de la littérature.
Des quelque 80 romans et récits écrits par Joseph Kessel, la prestigieuse collection de Gallimard en a retenu une petite vingtaine, présentée dans deux volumes, où «se décline l’essence même du roman chez Kessel: l’aventure», souligne Serge Linkès qui a dirigé cette édition. Parallèlement à la sortie de ces deux volumes, un album richement illustré consacré à l’auteur du Lion sera offert aux acheteurs de trois volumes de la Pléiade.
Le tome 1 (1968 pages, 68 euros) s’ouvre avec un des premiers textes de Kessel, L’Équipage (1923), premier succès commercial de l’écrivain. Le tome 2 (1808 pages, 67 euros) se clôt sur le roman qui l’a définitivement consacré, Les Cavaliers (1967). «Après ce dernier chef-d’œuvre, si plus personne n’osa mettre en doute son statut d’écrivain, lui-même eut le plus grand mal à écrire, se demandant comment il pourrait faire mieux», note Serge Linkès, maître de conférences à l’université de La Rochelle et spécialiste de l’œuvre du romancier.
Un des grands mérites de cette édition est de juxtaposer des ouvrages relevant, à des degrés divers, de la fiction, du récit, du reportage ou de ce que Kessel aimait à nommer «documentaire». En lisant les textes de l’écrivain, mort il y a bientôt 41 ans, on demeure frappé par leur étonnante modernité. Ses livres lus, les personnages qui les hantent demeurent vivants dans notre mémoire.
De Belle de jour à L’Armée des ombres, de Marchés d’esclaves à La passante du Sans-Souci en passant par Mary de Cork, Kessel a dessiné la fresque d’un siècle formidable et violent. «Choses, décors et gens: il nous les a rendus en peintre plutôt qu’en photographe, vivant ses enquêtes comme des romans et donnant à ses reportages le mouvement et la vie qui animent la fiction», résume Gilles Heuré qui a dirigé l’album Kessel et qui était déjà à l’œuvre pour le volume consacré à l’auteur dans la collection Quarto de Gallimard.
«Témoin parmi les hommes»
Mais le plus beau roman de Kessel restera peut-être sa vie même. Sa vie aventureuse, souvent héroïque, fait corps avec son œuvre.Quand sa famille vient s’installer en France il a 10 ans. La suite est connue. Études brillantes, engagé volontaire en 1916. Il termine la guerre aviateur avec la médaille militaire et la croix de guerre sur sa vareuse bleue. Paradoxe: il obtiendra la nationalité française en 1922 seulement.
Parce qu’il entend être «témoin parmi les hommes», il suit le drame de la révolution irlandaise, explore les bas-fonds de Berlin, vole sur les premières lignes de l’Aéropostale avec Mermoz, navigue avec les négriers de la mer Rouge. En 1940, il rejoint naturellement la Résistance et s’engage dans les Forces Françaises Libres du général de Gaulle. En mai 1943, il compose avec son neveu Maurice Druon (sur une musique d’Anna Marly) les paroles du Chant des Partisans, voué à devenir le chant de ralliement de la Résistance. En hommage à ses combattants, il publie L’Armée des ombres. Il achève cette guerre, capitaine d’aviation et, de nouveau, décoré de la croix de guerre.
À la Libération, il reprend son activité de grand reporter, assiste à la naissance d’Israël, suit le procès de Nuremberg, voyage en Afrique, en Birmanie, en Afghanistan… Il assiste au procès de Nuremberg, pour le compte de France-Soir.
Joseph Kessel et l’histoire d’Israël
Il voyage en Palestine et reçoit le premier visa du tout nouvel État d’Israël quand il se pose à Haïfa, le . Voici un extrait de l’article publié alors par France-Soir :
Tel-Aviv, 18 mai (par câble).
’’Allo, allo, Haïfa Tower? Allô, allô, Haïfa Tower?’’.
Les six passagers du ’’Petrel’’, petit avion qu’ils avaient loué à Paris pour essayer d’atteindre la Palestine en ces jours difficiles, écoutaient anxieusement leur pilote appeler en plein ciel le poste de contrôle du terrain de Haïfa. A l’horizon, dans la brume de chaleur, on devinait les neiges du mont Hermon et les lignes de la côte.
Le pilote serra davantage contre ses oreilles le casque d’écoute, puis tourna vers nous son profil d’oiseau.
« Ordre de se poser à Haïfa’’, dit-il.
Je regardai mes compagnons de route et je les sentis tous liés par la même inquiétude. C’était à Tel-Aviv que nous voulions atterrir. Tel-Aviv appartenait entièrement aux juifs. Dans Haïfa, zone d’embarquement pour les troupes britanniques, que ferait-on de nous, à qui le visa anglais avait été refusé?
« Insistez pour Tel-Aviv », demandai je au pilote.
« Il tourna la tête et dit: C’est formel: Haïfa et pas ailleurs.
Un homme brun, tout en nerfs, qui était assis derrière moi, gémit presque: Avoir attendu cela pendant 2.000 ans et peut-être pour rien… »
Quand l’avion cessa de rouler sur la piste cimentée, trois garçons, en chemise et en short kaki, uniforme de tous les pays chauds, se dirigent vers nous.
» D’où venez-vous? » demanda brièvement leur chef. Il parlait anglais, mais avec un accent.
Alors, l’homme brun tout en nerfs se mit à lui donner des explications, très vite, dans une langue aux syllabes singulières, et le visage de l’autre s’éclaira profondément. Et il répondit dans la même langue. Notre camarade de route, passant de l’hébreu au français, s’écria alors: Ce sont des juifs! Les Anglais leur ont cédé ce matin le contrôle civil de l’aérodrome. Notre avion est le premier à toucher le sol de la Palestine libre, de l’Etat d’Israël, et nous sommes les premiers passagers…
Les premiers: ces mots, qu’il prononçait avec un frémissement religieux, semblaient inscrits tout autour de nous, sur les visages, dans les yeux, dans l’attitude des gens. Le premier contrôle, la première police, la première douane de l’Etat d’Israël. En uniforme ou en civil, tous ces hommes portaient sur eux une joie grave, l’expression éblouie des grands commencements.
Leur émotion passa un peu en moi lorsque le garçon, jeune, roux et rude, apposa sur mon passeport, en caractères hébraïques et avec un timide et tendre sourire, le visa d’entrée de l’Etat millénaire qui venait d’être ressuscité, et me dit: Vous en avez de la chance! C’est le visa numéro 1 de notre pays.
Puis des voitures furent appelées de Haïfa pour nous conduire à Tel-Aviv. (…) »
En 1965, Joseph Kessel publie « Terre d’amour et de feu : Israël 1925-1961« . De 1926 à 1914, Joseph Kessel a pu suivre par trois fois Israël dans son essor. Depuis les premières colonies dans le désert, jusqu’à l’âge de sa souveraineté, en passant par la guerre qui a accompagné sa naissance officielle. Terre d’amour et de feu est le témoignage irremplaçable d’un grand reporter doublé d’un poète, et le cri du cœur d’un homme que ses origines plongent dans l’aventure israélienne.
Il collectionne les aventures, les guerres, les femmes, les alcools forts, les drogues douces, les romans, la gloire, les honneurs et les malheurs… François Mauriac, dans son Bloc-notes, résume ainsi sa vie: «Il est de ces êtres à qui tout excès aura été permis, et d’abord dans la témérité du soldat et du résistant, et qui aura gagné l’univers sans avoir perdu son âme».