Les Juifs, toujours et encore… Chronique pour une nouvelle époque de Jean-Philippe de Garate,pour Opinion Internationale.
On nous a tant rebattu les oreilles avec le sujet ! Comment Adolf Hitler, jusqu’alors terne adolescent de province doté de la rude singularité d’être orphelin de ses deux parents, avait échoué – aux deux sens du terme – dans la capitale autrichienne, le contenu de son carnet à dessins, d’aquarelles, ne satisfaisant pas les exigences du jury de l’école des Beaux-Arts de Vienne. Dans une fiction convaincante parue en 2001, « La Part de L’autre », l’écrivain Eric-Emmanuel Schmitt avait imaginé une issue heureuse : le jeune peintre réussissait, parvenait à surmonter ses douleurs psychiques, pour finir en 1970 entouré ses petits-enfants. Mais non… On le sait : le 8 octobre 1908, Adolf Hitler est recalé. Et le monde entier va l’apprendre à ses dépens, des décennies plus tard.
La même année 2001 paraissait un ouvrage exceptionnel, presque passé inaperçu. Les bons livres n’ont pas d’âge et le confinement a permis de les confronter au temps qui passe. Cet ouvrage, je le recommande pour le considérer toujours, vingt ans après une première lecture, comme le meilleur livre d’histoire jamais écrit. Pourquoi ? Parce que l’eau du bocal est si finement décrite par Brigitte Hamann, dans cette « Vienne d’Hitler » paru aux éditions des Syrtes, qu’on comprend comment cet homme – oui, Hitler est un homme – a pu se couler, se constituer dans cette eau terreuse et agitée, pour basculer dans un long suicide programmé, le long d’une existence et par des ressorts intimes que Charles de Gaulle qualifiait d’inhumains.
L’ambiance originelle dans laquelle se contorsionne le réprouvé n’est pas n’importe laquelle. Vienne 1908 : l’empereur François-Joseph, souverain depuis 1848, préside à une vraie modernité, une étonnante éclosion marquée par Stephan Zweig, Robert Musil, Klimt, Egon Schiele, Kokoschka, la liste est si longue… Sigmund Freud ! Ce qui est moins connu, ce que le talent de Brigitte Hamann a mis à jour, ce sont deux choses : l’humiliation et la terreur – oui, la terreur – de ce jeune petit-bourgeois provincial, perdu, déclassé, à la rue, et la nécessité vitale du bouc émissaire pour expliquer cette humiliation et … trouver des modes de survie.
« (…) Hitler aurait parfois tenté de travailler à la gare -pour porter des valises. Lorsque l’hiver arrivait (…) Hitler, qui n’avait pas de manteau souffrait beaucoup du froid (…) si bien qu’il ne se serait (…) que rarement adonné à cette activité » (Hamann, p. 199) Cette déchéance sociale, soulignée par le défaut de robustesse physique, ce monde si rude, trouvent une explication ! Dieu n’a pu ainsi m’abandonner, moi, fils d’un honorable fonctionnaire, aimé de ma mère morte il y a peu, moi qui ai des aspirations si hautes, non, il n’a pu m’abandonner ainsi, tel un chien ! Oui, il y a une explication…
Le maire de Vienne, Karl Lueger, la lui donne ! Et le jeune Adolf, l’écrira de nombreuses années plus tard : « Aujourd’hui plus encore qu’autrefois je tiens le Dr Lueger pour le plus éminent bourgmestre allemand de tous les temps. » Karl Lueger, lui-même lecteur d’un des pères de l’antisémitisme moderne, le Français Drumont, est élu bourgmestre sur un programme antisémite : les juifs russes – en tout cas ceux qui ont échappé aux pogroms de la fin du dix-neuvième siècle- ont afflué à Vienne. Ces juifs étrangers, ces slaves, ont pillé les richesses qui me reviennent et la place à l’Académie des Beaux-Arts qui m’était destinée ! Ces peintres dégénérés ! Il faut insister sur le fait : les juifs pauvres ont été massacrés en Russie. CQFD : nombre des juifs viennois ne sont pas pauvres. Par opposition, la pauvreté et l’humiliation des cent mille Adolf grelotant sur le pavé, trouve une explication ! Pauvres mais électeurs ! L’homme a besoin de comprendre, d’agir ! Ce programme étymologiquement puéril fonctionne, mieux ! il s’avère un « créneau » ! Qu’on le sache : il est des créneaux commerciaux, mais il y a aussi des créneaux politiques ! Karl Lueger est élu dès 1897, maire de Vienne. Mais l’empereur François-Joseph, pas vraiment né de la dernière pluie (1830) et confronté depuis 1848 aux incessants tiraillements de son Empire, refuse d’entériner l’élection de Lueger. Pendant deux ans.
Le divorce avec la dynastie des Habsbourg sourd parmi les électeurs du maire élu mais non installé. L’antisémitisme devient bien un « créneau » électoral, désormais « révolutionnaire », s’alimentant de mille et un incidents, les années passant. Il existe bien sûr d’autres explications, mais Hitler a trouvé sa voie : Doktor Lueger !
Dans la France des années 2000-2020, les actes contre les membres de la communauté juive augmentent selon une progression exponentielle, suivant en cela un malaise profond, que personne ne semble pouvoir endiguer. Il existe des causes religieuses qu’on ne retiendra pas ici, parce que l’objet de cette chronique est ailleurs. En politique, quand tout « ripe », la recette miracle réside dans la désignation d’un bouc émissaire. On le sait : l’antisémitisme n’est pas une doctrine, encore moins une science. La leçon de Karl Lueger est simple, effroyablement simple. Et efficace : c’est un créneau.
Les conditions d’apparition d’un nouveau « sauveur du peuple » sont à nouveau réunies en Europe et singulièrement chez nous : on ne fera pas l’injure à certains gilets, jaunes, rouges, un peu bruns, ou à tel intérimaire, débauché par le dernier patron, perdu dans la ville et battant le pavé puis, deux mois de Covid durant, arpentant sa mansarde, de rechercher un bouc-émissaire à ses malheurs : Juifs ou autres proies.
Mais les conditions sont réunies. Oui ! elles le sont ! Et, selon une sorte de loi du malheur, lent mais inexorable, tragique, réapparaît le « créneau ».
Jean-Philippe de Garate