Virus, mise en quarantaine. En quelques jours, nous avons été renvoyés brutalement à la fragilité de nos existences. A l’essentiel aussi. Des frontières qui se ferment, des proches que l’on ne voit plus, un futur entre parenthèses et un présent en pointillés.
Beaucoup d’entre nous se sont sentis un peu plus proches des réfugiés du monde entier, un peu seuls comme beaucoup de nos aînés, pas encore Syriens, mais peut-être un peu plus humains. Aujourd’hui, les polémiques autour de Polanski apparaissent comme dérisoires, périmées et c’est heureux.
Femmes et juives et au-delà, toutes celles et ceux qui refusent de choisir entre la lutte contre le sexisme et la lutte contre l’antisémitisme, nous avons vécu ces assignations identitaires et ces outrances en miroir comme une déchirure et une défaite. On ne peut pas, au nom du féminisme, faire la sourde oreille aux dérapages antisémites, ni au nom de la lutte contre l’antisémitisme se faire les complices des violences faites aux femmes.
Que l’orphelin du ghetto de Cracovie, qui inspirera un de ses plus beaux films Le Pianiste, soit devenu la figure honnie de la violence faite aux femmes constitue une terrible mélancolie. Car aucune souffrance passée ne saurait amoindrir la gravité des accusations, le talent n’absout pas, il oblige. Désormais, on ne peut plus compter sur le silence des femmes. Dans tous les milieux, l’omerta se fissure et les témoignages bouleversants de milliers d’autres femmes nous rappellent la force d’une parole intime, singulière et pour cela même universelle. Chacune de ces voix résonne en nous, elles annoncent peut-être la fin de l’impunité, mais aussi de la connivence, de la honte et du silence imposés pendant des siècles. Ces voix personnelles, collectives ne se tairont pas. Car il s’agit là d’un mouvement historique et politique, n’en déplaise aux nostalgiques de l’ancien ordre moral.
Difficile pourtant de ne pas entendre la terrible petite musique d’une colère décuplée lorsque le prédateur est juif et puissant… Difficile de contenir un malaise face au texte fielleux de Virginie Despentes ou devant cette sinistre cérémonie des Césars où l’homme Polanski fut épargné et même récompensé alors que la rage fut semble-t-il réservée au Juif en lui. Sans surprise la presse juive communautaire en France s’est acharnée à démontrer que chaque dérapage, chaque piteux balbutiement, menait directement à Auschwitz. L’indécence victimaire partagée par beaucoup considère aujourd’hui que tout grief raciste ou antisémite est équivalent au génocide ou à l’esclavage. L’heure est à la culpabilisation, à nos souffrances en concurrences devenues boucliers, glaives trop souvent. Comme si la haine des antisémites avait eu raison de l’identité des Juifs, comme si elle les définissait jusqu’à devenir la vérité des Juifs. Mais ces outrances ne nous empêcheront pas de nous inquiéter devant ce triste imaginaire antijuif que beaucoup transportent semble-t-il à leur insu.
Dans J’accuse, Polanski a choisi de rendre hommage au sombre Picquart demeuré antisémite toute sa vie au détriment de Bernard Lazare, de Jaurès, de Zola et surtout des milliers de dreyfusards qui furent la gloire de la République. Défendre l’honneur de l’armée plutôt que la lutte pour la justice à travers le combat contre l’antisémitisme est un choix que des historiens ont trouvé contestable. Mais fallait-il appuyer un message déjà trouble par la mise en avant de ses propres vicissitudes ? Dans le dossier de presse du film, son ami Pascal Bruckner lui demande : « En tant que Juif pourchassé pendant la guerre, que cinéaste persécuté par les staliniens en Pologne, survivez-vous au maccarthysme néoféministe d’aujourd’hui ? ». Le féminisme justicier sur le même plan que le goulag et la Shoah. Il fallait oser.
Forts de réels dérapages, les « défenseurs » de Polanski récidiveront avec les mots « pogroms féministes », « féminazies » et autres « Kommandantur ». Le nazisme banalisé et féminisé dans le même temps, l’éternelle jouissance devant le renversement des termes, « les victimes sont des bourreaux » masquent mal la haine du féminisme et la violence d’un parti pris idéologique. La lutte contre l’antisémitisme fait trop souvent l’objet d’une instrumentalisation de la droite identitaire, le nom juif, délibérément mis en péril, devenant l’alibi d’un discours réactionnaire où toute forme d’émancipation est ennemie.
C’est une bien étrange défense que celle qui mise sur l’abandon de notre humanisme et sur la trahison de nous-mêmes. Que ce soit pour l’accabler ou le défendre, quand l’homme disparaît derrière le Juif, c’est toujours une défaite de l’humanité et une victoire de l’antisémitisme.
Féministe et luttant contre l’antisémitisme et le racisme, je n’ai pas l’intention d’accepter ces amputations identitaires. Nous n’avons pas à absoudre un violeur parce qu’il est juif au nom de ceux qui préfèrent accabler le Juif plutôt que l’agresseur. Renoncer à soi-même, c’est aussi accepter la défaite de ces combats communs en même temps que l’affaiblissement de chacun d’entre eux. A l’heure d’une inquiétude planétaire qui nous ramène à notre avenir commun, on ne peut que souhaiter que les propagateurs d’incendie soient définitivement confinés dans leur haine recuite. Le moment Polanski aura été leur gloire, peut-être aussi le début de leur chute.
Brigitte Stora