Personne n’aurait imaginé que cet Américain de 47 ans, sportif et en bonne santé, manquerait de mourir du Covid-19, submergé par l’emballement immunitaire que la maladie a provoqué dans son organisme.
Une semaine après avoir été testé positif au Covid-19, Joshua Fiske se rend dans un hôpital du New Jersey. Il a 40 degrés de fièvre et un taux d’oxygène sanguin extraordinairement bas pour un homme sportif de 47 ans. Une radiographie révèle une pneumonie touchant ses deux poumons.
Il est admis à l’hôpital, mais son état empire : tantôt il frissonne sous cinq couvertures, tantôt il sue dans une simple chemise. Craignant de ne pas s’en sortir, il appelle sa femme pour lui dire qu’il l’aime, puis ses deux fils, âgés de 15 et 17 ans, pour leur demander de prendre soin d’elle. Il leur écrit aussi une lettre sur son téléphone leur souhaitant de devenir des hommes bons et honnêtes. Mais surtout, insiste-t-il, “Ne laissez pas ce qui m’arrive dicter qui vous deviendrez.” L’un des grands mystères entourant le Covid-19 reste la question de savoir pourquoi des personnes relativement jeunes et bien portantes peuvent tomber si gravement malades, voire en mourir. L’épreuve de Joshua apporte un élément de réponse.
La première riposte qu’a mise en œuvre son système immunitaire face au virus est comparable à une arme nucléaire : la libération de protéines surpuissantes capables d’annihiler l’organisme qu’elles sont justement censées protéger. Cette réaction excessive se nomme “choc cytokinique” [également appelé orage cytokinique] et expliquerait en grande partie pourquoi un nombre croissant de personnes en parfaite santé se retrouvent à craindre pour leur vie.
Un douloureux dilemme pour les médecins
La libération de cytokines par les cellules immunitaires est tout à fait normale en cas d’infection, mais, dans le cas de nombreux patients atteints du Covid-19, le processus s’emballe, provoquant une réaction inflammatoire et l’accumulation de liquide dans les poumons. Cette situation pose un sérieux dilemme aux médecins : employer un traitement pour freiner la réaction du système immunitaire au mauvais moment risque de le laisser sans défense face au coronavirus ou n’importe quelle maladie opportuniste ; à l’inverse, l’inaction aura de grandes chances que “l’orage” entraîne la défaillance des poumons ou d’autres organes vitaux.
Les chercheurs s’intéressent de plus en plus au nombre de malades gravement touchés par le Covid-19 et ayant souffert de ces chocs cytokiniques, cas de figure observé chez les premiers patients hospitalisés à Wuhan. Une étude réalisée en Chine sur 53 patients en arrive ainsi à la conclusion que trois cytokines précises sont liées à la sévérité de la maladie et au décès. Cependant, cette étude est toujours en prépublication sur Internet et n’a pas encore été évaluée par un comité de lecture.
Selon Randy Cron, rhumatologue à l’hôpital pour enfants de l’Alabama et enseignant à l’université d’Alabama de Birmingham, il reste crucial d’étudier plus en détail la proportion de patients gravement atteints étant vulnérables au choc cytokinique, ainsi que la raison de cette vulnérabilité. “Nous ne connaissons pas les chiffres exacts, mais chez les individus âgés de 20 à 60 ans qui étaient en bonne santé et qui ont dû être hospitalisés, beaucoup souffrent à la fois du virus et d’un choc cytokinique”, assure-t-il.
Les données manquent sur ces patients admis en unité de soins intensifs ou ayant besoin d’assistance respiratoire, explique Randy Cron. Il insiste : « Mais hormis les octogénaires souffrant d’hypertension ou de diabète, la plupart des malades gravement atteints sont probablement dans cette situation-là.”
Personne ne s’attendait à ce que Joshua Fiske tombe aussi gravement malade. Urologue résidant à Livingston, dans le New Jersey, Joshua s’est mis à la course à pied il y a quelques années, à l’âge de 40 ans. Depuis, il a couru le marathon de New York et six semi-marathons, de Philadelphie à Brooklyn. Il courait entre 25 et 30 kilomètres par semaine.
La combinaison de médicaments administrés ne fonctionne pas
Le 16 mars, après une journée de travail au bloc opératoire, il est pris d’une fièvre dépassant les 38 degrés. Il portait tous les équipements nécessaires et cela faisait quelques semaines qu’il retirait sa blouse dans le garage et se douchait au sous-sol, mais il connaissait les risques. Étant lui-même médecin, il a bénéficié d’un dépistage sur son lieu de travail, à l’Overlook Medical Center de Summit, dans le New Jersey.
Se sentant globalement bien [malgré la fièvre], il s’installe dans son sous-sol. Il reçoit ses patients et parle avec sa famille via FaceTime. Meher Sultana, une amie et collègue infectiologue, lui prescrit un antibiotique (du Zithromax [dont la substance active est l’azithromycine]) et un antipaludéen : l’hydroxychloroquine, une combinaison de médicaments utilisée contre le coronavirus [notamment par le désormais célèbre professeur Raoult] malgré l’absence de preuves d’efficacité.
Il traite sa fièvre par du simple Tylenol [un analgésique à base de paracétamol], mais cela ne suffit pas. Meher Sultana et Steven Fiske, le père de Joshua, gastro-entérologue, commencent à s’inquiéter. Le 23 mars, Joshua se rend à l’hôpital.
Son taux d’oxygène sanguin est alors à 91 %, bien trop bas pour quelqu’un en si bonne santé. Si ses poumons ne le font pas souffrir, une radio y révèle une double pneumonie. On le place en isolement, surveillé par l’infirmière Kasey Welch à travers une fenêtre à peine plus large qu’une fente, mais qui permet à celle-ci de ne pas devoir changer constamment d’équipements de protection en lui rendant visite. Eux aussi commencent à échanger par FaceTime.
Meher Sultana le place sous perfusion et lui prescrit du Tylenol et de la vitamine C, en vain. Joshua commence à craindre pour sa vie, mais sa femme, Isabella, reste optimiste. Elle repense à sa grand-mère juive, qui a survécu à la Shoah, en se cachant dans la forêt avec sa sœur et le père d’Isabella, en Pologne. “Certains prient Dieu. Moi, j’ai prié ma grand-mère”, raconte-t-elle.
Le transférer en soins intensifs ?
Joshua fait peine à voir. Il a du mal à s’exprimer et à changer de position dans son lit. “Son état ne s’améliorait pas et il avait l’air très malade », rapporte Meher Sultana. « J’ai commencé à redouter des séquelles permanentes au niveau des poumons.”
Le 25 mars, elle évoque avec le père de Joshua la possibilité de le transférer en soins intensifs et de le mettre sous assistance respiratoire, mais une telle décision impliquerait une foule de risques supplémentaires. Les respirateurs artificiels peuvent certes sauver des vies, mais aussi déclencher une cascade d’inflammations, endommageant les organes. Le Dr Meher Sultana se trouve dans la même position que les médecins italiens, chinois, espagnols, ou encore argentins, à combattre un virus se transmettant chez l’humain depuis quelques mois à peine et dont on ne sait presque rien. La littérature scientifique sur le sujet est encore maigre. Il n’y a aucun mode d’emploi.
Pendant ce temps, plusieurs médecins s’intéressent à l’incidence des chocs cytokiniques chez les patients par ailleurs en bonne santé. Il en ressort que l’un des principaux marqueurs est à regarder dans le taux de ferritine, protéine assurant le stockage du fer dans l’organisme.
Entre l’admission de Joshua à l’hôpital le 23 mars et le lendemain, son taux de ferritine passe de 1,712 à 4,316 microgrammes par litre, c’est-à-dire plus de dix fois le taux normal. Son taux de protéine C-réactive, autre symptôme d’inflammation et d’un potentiel choc cytokinique, est quant à lui 15 fois supérieur à la normale.
Meher Sultana se retrouve alors à court de solutions et doit agir vite. Épluchant les rapports de cas potentiellement applicables au coronavirus, elle tombe sur un puissant anti-inflammatoire fréquemment employé contre la polyarthrite rhumatoïde, une maladie auto-immune qui déclenche elle aussi l’emballement du système immunitaire contre l’organisme. Il lui semble que Joshua pourrait bien réagir au médicament, l’Actemra [dont le principe actif est le tocilizumab], qui bloque la cytokine IL6.
Essayer toutes les solutions à porter de main
À la suite de résultats qui semblaient prometteurs en Chine, où ce médicament a été utilisé hors autorisation de mise sur le marché chez des patients atteints du Covid-19, la FDA, l’agence américaine des aliments et des médicaments, en a approuvé l’usage aux États-Unis pour des essais cliniques réalisés en mars [la phase 3 des essais a débuté en avril]. Par ailleurs, on rapporte des résultats comparables en Italie pour le Kezvara, un médicament similaire qui fait désormais l’objet d’essais cliniques à l’échelle mondiale. [Et en France, l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP–HP) a déclaré le 27 avril dans un communiqué qu’une étude sur 129 patients a montré une meilleure évolution de la maladie chez ceux à qui on avait administré du tocilizumab en plus du traitement standard.]
Rien de tout cela ne correspond à la pratique moderne de la médecine, fondée sur les preuves. Mais Meher Sultana et ses collègues du monde entier sont contraints d’essayer toutes les solutions à portée de main. “Je ne pouvais quand même pas lui mentir et lui dire que tout allait bien se passer”, raconte-t-elle.
Le père de Joshua, âgé de 72 ans, ne mâche quant à lui pas ses mots pour décrire son ressenti : “Je ne suis pas du genre à paniquer pour rien, mais j’étais désespéré pour la première fois de ma carrière médicale. Je devais accepter le fait que la médecine n’allait peut-être pas sauver mon propre fils, lui-même médecin ». Il poursuit : « Ce virus, c’est Alien, Le jour où la Terre s’arrêta, La Variété Andromède, et Apocalypse Now en même temps.”
Le 26 mars au matin, la fièvre de Joshua reste proche des 40 degrés. Kasey Welch le place sous perfusion d’Actemra. Deux heures plus tard, sa fièvre redescend à 37 degrés et son taux d’oxygène sanguin redevient presque normal. Le traitement semble avoir fonctionné. “Tu vas guérir”, le rassure Meher Sultana par FaceTime.
Encore quatre jours, seul dans sa chambre d’hôpital
Joshua reste en isolement quatre jours supplémentaires, durant lesquels son état continue de s’améliorer. Il mesure ses propres signes vitaux afin que les infirmières [n’aient pas à entrer dans sa chambre et] puissent conserver leurs équipements. Le 30 mars, Kasey Welch emmène Joshua en fauteuil roulant à l’accueil, où l’attend Isabella. Pour la première fois depuis le début de cette épreuve, elle s’autorise à laisser couler ses larmes.
Joshua passe la semaine suivante au sous-sol, recevant ses patients par visioconférence. Le 6 avril, après avoir passé vingt jours sans contact avec qui que ce soit, il monte les escaliers et rejoint sa femme et ses enfants.
Il reprend l’exercice petit à petit, avec trois joggings de dix minutes et quelques séances de vélo. Après un mois d’arrêt, il est retourné au travail [le 20 avril], heureux de revoir ses patients en personne. Bientôt, il devrait aussi retourner à l’hôpital où il a été soigné, cette fois-ci en tant que chirurgien. Cette expérience a changé sa vision des choses. “Je n’avais jamais été nerveux à l’hôpital auparavant, témoigne Joshua Fiske. J’ai mené une bataille, et je compte bien retourner au front.”