« Forbes » estime à 3 milliards de dollars les œuvres acquises par David Nahmad, marchand d’art et grand collectionneur, considéré comme l’un des hommes les plus puissants dans le marché de l’art.
Dans la longue liste des milliardaires du monde, publiée par le magazine américain Forbes pour l’année 2020, figurent les deux marchands d’art et collectionneurs David et Ezra Nahmad, libano-monégasques, dont la fortune s’élève respectivement à 1,8 et 1,5 milliard de dollars. Leur collection, entreposée dans les Ports francs de Genève, compterait plus de 4 000 œuvres d’artistes célèbres, dont Matisse, Léger, Miro, Monet, Renoir et Rothko mais aussi 300 Picasso, d’une valeur d’au moins un milliard de dollars. Les deux frères Nahmad seraient les plus gros propriétaires privés de toiles de Picasso (en dehors de la famille Picasso).
Qui sont donc les Nahmad ? Tout commence en novembre 1947. En réaction au vote sur le partage de la Palestine à l’ONU, le quartier juif et la grande synagogue d’Alep (datant du IXe siècle de notre ère), qui pendant des siècles a abrité le fameux Codex, sont incendiés. Les émeutes font des morts et des blessés. Les membres de la communauté installée dans la ville depuis deux mille ans sont obligés de fuir par petits groupes, laissant derrière eux tout leur patrimoine, le gouvernement syrien ayant décrété l’interdiction pour les juifs de vendre leurs biens.
« De nombreux Alépins prennent le chemin du Liban, parmi eux Hilel Nahmad, sa femme Mathilde Youssef Safra, ainsi que leurs enfants Denise, Albert, Joseph, Jacqueline, Nadia, Évelyne et Ezra. Ils s’installent à Wadi Abou Jmil, où David, le futur grand collectionneur, naîtra quelques jours plus tard », raconte à L’Orient-Le Jour l’historien spécialiste de la question des juifs au Liban, Nagi Georges Zeidan, dont un ouvrage portant sur l’histoire des juifs au Liban va être publié prochainement. Hilel, qui avait fondé à Alep la banque Nahmad et Beyda, avait tout perdu.
À Beyrouth, il recommence à zéro. Il ouvre un bureau de change à la rue Khan Chouni, à proximité d’Allenby. « Son travail consistait à acheter des Sanadat (lettres de crédit) aux trois quarts de leurs valeurs ; il les négociait ensuite au prix plein, après leurs dates de préemption », relate M. Zeidan, soulignant aussi que les familles ayant quitté précipitamment Alep disposaient uniquement de leurs papiers d’identité mais pas de passeport. Bon nombre d’entre eux n’ont jamais pu obtenir une carte de séjour ou la nationalité libanaise. « Toutefois, grâce à l’initiative du chah Mohammad Reza Pahlavi, des passeports iraniens seront émis par son ambassade à Beyrouth pour leur permettre de voyager. « Ce document ne leur donnait pas le droit d’aller en Iran ni de demander leur inscription sur une liste électorale consulaire », précise l’historien.
Dans les années soixante, leur passeport iranien en poche, Hilel Nahmad et sa famille vont s’installer à Milan où ils obtiennent la nationalité italienne. Hilel décèdera dans la métropole lombarde en 1985.
Self-made-man piqué d’art
C’est en Italie que commence l’histoire de David Nahmad. Son frère aîné Joseph, qui occupait un poste dans le monde des affaires à Milan, investit tous ses gains dans l’art. Sa collection compte des artistes italiens, dont Lucio Fontana, Arnaldo Pomodoro, Marino Marini, Giorgio de Chirico mais aussi le Belge Magritte ou le peintre cubain Wifredo Lam. Sa passion et son enthousiasme pour les œuvres d’art plastique sont si contagieux qu’il transmet le virus à ses frères, Ezra et David. Ce dernier abandonne ses études d’ingénieur pour se consacrer entièrement à l’art en ouvrant sa propre galerie à Milan, en 1968. David se constitue rapidement un réseau de collectionneurs qui lui font confiance.
De grands galeristes parisiens de l’époque lui confient des chefs-d’œuvre : Aimé Maeght lui envoie des Braque et des Miró tandis que Daniel-Henry Kahnweiler lui fait parvenir des Picasso qui seront vendus en Italie. Alors que l’intérêt des amateurs se porte sur l’art cubiste, dans les années soixante, David sera parmi les premiers à s’intéresser à l’œuvre ultime de Picasso (réalisée pendant les vingt dernières années de la carrière du peintre). Cette période artistique s’avère particulièrement riche et devient même le pilier de la collection Nahmad. Elle est fortement influencée, à partir de 1952, par la rencontre de Picasso avec sa femme et unique modèle, Jacqueline Roque, cela jusqu’à la mort du peintre en 1973. Ezra et David ont le sens des affaires. Dans le quotidien Le Monde daté du 15 août 2013 on peut lire : « Enfants à Beyrouth, ils vendaient des romans anglais aux marins américains. Jeunes hommes à Milan, ils proposaient des tee-shirts aux supporteurs de football du stade de San Siro, imprimés en urgence à la mi-temps, quand les résultats du match semblaient acquis. »
L’art sera pour eux un pôle d’attraction et une valeur refuge patrimoniale. Les deux frères vont profiter de l’effondrement du marché de l’art, au début des années 1970 et au début des années 1990, pour acquérir des œuvres en vrac. Lors d’une vente aux enchères d’œuvres de Kandinsky organisée par Sotheby’s Parke-Bernet en 1971, les Nahmad ont acheté la moitié des tableaux. Le concessionnaire new-yorkais Jeffrey Deitch observe : « Ils sont comme une grande firme de courtage en Bourse ; le marché a besoin d’une force comme celle-ci pour fonctionner. »
Dans le landerneau artistique
Au fil des ans, les Nahmad vont se constituer un stock et une collection privée où Picasso occupe une place de choix. Le fils aîné de David, Hillel, dirige la galerie Helly Nahmad de l’hôtel Carlyle à Manhattan. Le fils cadet pilote la galerie Nahmad Contemporary sur Madison Avenue à Manhattan. Son neveu Joe dirige une galerie du même nom à Londres.
Depuis le décès de Joseph en 2012, David a pris la tête du clan Nahmad. Partageant sa vie entre les États-Unis, Monaco et la France, il est considéré comme « un acteur exceptionnel au sein du marché de l’art international ». Selon les médias, il détient plusieurs milliers d’œuvres, la plupart signées par les grands maîtres du XXe siècle. Et il les prête souvent aux musées du monde entier. À Paris, le public a pu contempler des pièces de sa collection au Louvre, au Centre Pompidou, au Grand Palais et au Musée d’Orsay où il a donné à voir La fillette à la corbeille fleurie (1905) de Pablo Picasso, acquise pour 115 millions de dollars. En 2011, une partie de son impressionnante collection de Picasso, Matisse, Léger, Miro, Mondrian et Kandinsky est exposée au Kunsthaus de Zurich. En 2013, il récidive aux musées de Sète, avec des œuvres de Corot, de Courbet, de Gustave Moreau, d’Odilon Redon, mais aussi une soixantaine d’impressionnistes. La même année, 116 tableaux et dessins de Picasso paraissent sur les cimaises du Grimaldi Forum à Monaco.
Comment la famille a-t-elle fait ses milliards ?
Pour comprendre comment les Nahmad ont bâti leur fortune, « The Art of the deal – Forbes » signale, à titre d’exemple, que lors d’une vente aux enchères organisée par Christie’s, au Rockfeller Center, une huile Picasso de 1955, que David Nahmad avait acquise en mai 1995 chez Sotheby’s pour 2,6 millions de dollars, a trouvé preneur pour 30,8 millions de dollars. Un Modigliani acheté auparavant pour 18 millions de dollars dépasse les 30 millions. Christopher Burge, président honoraire de Christie’s New York, aurait déclaré : « Les Nahmad ont vendu plus d’œuvres d’art que quiconque vivant. » En excluant les commissaires-priseurs, cette affirmation est probablement vraie.
Le deuxième élément de leur stratégie consiste à acheter et à conserver. Les autres marchands d’art ne peuvent se permettre de détenir plus de quelques dizaines de peintures à la fois avant de les vendre. Les Nahmad, eux, ont littéralement créé un entrepôt d’art. Leurs trésors occupent 15 000 pieds carrés d’un bâtiment hors taxes à côté de l’aéroport de Genève. Quant à savoir ce qu’il y a à l’intérieur, David Nahmad réplique : « C’est un secret ! » Mais selon les sources de « The Art of the deal – Forbes », l’entrepôt contiendrait entre 4 500 et 5 000 œuvres d’art, d’une valeur comprise entre trois et quatre milliards de dollars, dont 300 Picasso, valant à eux seuls environ un milliard de dollars. Il s’agit de la plus grande collection privée.
Par ailleurs, les Nahmad fixent leurs propres prix et décident du moment opportun pour vendre. « « La seule raison pour laquelle nous vendons, c’est pour alimenter notre collection. On utilise, chaque fois, le produit de la vente d’une toile pour en acheter une meilleure », raconte Helly, le fils de David.
Contrairement à la plupart des autres marchands d’art, ils achètent et vendent une grande partie de leur inventaire dans des maisons de vente aux enchères. Ils utilisent ainsi les enchères pour défendre leur inventaire. À titre d’exemple, chez Sotheby’s et Christie’s, ils ont fait grimper les prix en achetant quatre tableaux de l’Italien Lucio Fontana. « Nous avons 100 Fontana en Suisse, donc si vous en payez beaucoup pour une enchère, en théorie, les 100 autres valent plus », explique Helly. « La collection de David Nahmad est exceptionnelle et lui-même est une encyclopédie vivante de la peinture du XXe siècle, confirme un confrère marchand à L’Express. Mais l’homme est également un vrai trader, qui achète le moins cher possible d’un côté pour revendre au plus haut de l’autre. Grâce à son incroyable stock, il a le pouvoir de choisir le moment où il est opportun de garder et celui où il convient de remettre sur le marché. Souvent, c’est lui qui détermine la fluctuation des cotes. »
Bravo à cette famille Nahmad, expulsée sans un sou par les syriens, et qui a bâti cet empire!
Un bel exemple de sérieux et de professionnalisme me semble-il !