«Aussi vrai que je convoite le bien d’autrui !», «aussi vrai que vous me voyez en train de nager !», «si je mens que la table vous étouffe !», les Etoiles vagabondes de Sholem Aleykhem se dévore.
Comme un Dickens, dans lequel la truculence cockney aurait été remplacée par celle des shtetls, les villages juifs ashkénazes d’avant la Shoah. Paru entre 1909 et 1911 en feuilleton dans un journal polonais, ce roman inédit du grand maître de la littérature yiddish entraîne le lecteur dans une vie de saltimbanques à travers l’Europe centrale, puis dans le quartier londonien de Whitechapel, et enfin aux Etats-Unis. Une trajectoire qui suit celle de Sholem Rabinovitch, alias Sholem Aleykhem, en hébreu «Que la paix soit sur vous», et dont l’enterrement à New York en 1916 rassembla plus de 100 000 personnes.
Le romancier, nouvelliste, dramaturge, né en 1859, avait émigré aux Etats-Unis avec sa famille pour fuir les pogroms. Le «rêve doré» de l’Amérique, il connaît donc bien, et c’est là qu’il va finir par mener ses héros, deux adolescents qui ont fui leur shtetl avec une troupe de théâtre itinérante. Comme dans les Grandes Espérances de Dickens, Leybl, le fils de Beni Rafalowitch, «le Rothschild de Holenechti», est appelé par le vaste monde. Et voilà ce que c’est de trop s’enorgueillir lorsqu’on est le père d’un garçon beau, intelligent, qui ira loin, «un trésor». Leybl est subjugué par les coulisses du théâtre installé dans la grange paternelle. Il s’acoquine avec un grand échalas décidé lui aussi à faire son chemin dans la vie. Hotzmakh l’incite à voler son père, et vogue la galère, direction la Roumanie. Là, rebaptisé «Rafalesco de Bucarest», Leybl entame une vie d’acteur talentueux sous la direction de son ingénieux ami.
Enlèvement
L’autre «étoile vagabonde» est une adolescente, la fille du chantre de Holenechti… Elle a un an de plus que Leybl, 14 ans, des yeux noirs de Tzigane, et une voix merveilleuse qui pousse le directeur de la troupe théâtrale à organiser avec son consentement et à visée purement professionnelle son enlèvement. Reyzl veut devenir prima dona, quitter la routine de la vie de village. Et puis elle aime Leybl, un amour adolescent qui ne sait pas mettre de nom sur ce tendre trouble, et croit que leur fuite sera commune. Rappelons qu’on est dans un roman-feuilleton, on ne mégotera pas sur la passion contrariée, le suspens continuel d’un chapitre à l’autre, les élans de l’âme, les serments et les battements de cœur sous la voûte céleste d’une nuit chaude de Bessarabie, brefs tous les traits d’une littérature adressée au grand public.
Car le yiddish, que certains intellectuels juifs de l’époque considéraient de haut comme une sorte de langue hermaphrodite, mélange d’allemand et d’hébreu dénaturés, est d’abord une langue populaire. Et Sholem Aleykhem exploite merveilleusement sa faculté de ressusciter pour nous le monde disparu des petites bourgades juives d’Europe centrale. On s’insulte beaucoup dans les shtetls, les commères s’appuient sur la Bible pour lancer des imprécations, on fait des promesses outrancières, on multiplie les surnoms comiques. Quand l’aubergiste Nekhè, qualifiée de «petit bijou» par le sous-directeur de la troupe est interrogée à la suite de la disparition de Leybl et Reyzl, elle déverse tout son fiel contre ses ennemis : «Maître du monde, faites que leur bouche se tourne à l’envers, que leur langue tombe, que leurs yeux sortent de leur orbite, qu’ils perdent l’usage de tous leurs membres ; Qu’ils doivent marcher avec des béquilles ! Qu’ils perdent père et mère ! Qu’ils ne voient plus jamais la tombe de leurs chers disparus ! Qu’ils aillent mendier de maison en maison avec les enfants de leurs enfants de génération en génération, dieu du ciel, notre père à tous, aimant, généreux et clément !»
A côté de cela le programme de la troupe venue à Holenechti, malgré ses intrigues tarabiscotées, paraît presque sobre. C’est l’autre grand intérêt de ce roman, un éclairage des coulisses du théâtre yiddish. Dans la préface du livre, Yitskhok Niborski écrit : «Pour Blondzhende shtern (Etoiles vagabondes), dernier de ses « romans juifs », Sholem Aleykhem choisit pour héros les gens du théâtre yiddish, ce théâtre surgi presque du néant dans les années 1870 en Roumanie, et qui allait essaimer dans le monde entier en à peine quelques décennies.» Et effectivement, le roman est une fresque de cet art porté par une langue qui de Bucarest à Londres en passant par Paris et New York rassemble les émigrants.
Au fil des ans, alors que le jeune Rafalesco voit sa gloire monter, on assiste à une évolution de cet art de la scène. Le gros comique que nous a fait connaître la troupe des débuts, maquillée à la craie, s’est affiné. Le beau «Rafalesco de Bucarest» transporte le public grâce à son jeu inédit, naturel. «Il ne parlait pas comme on parle sur scène, pas comme un acteur, mais comme tout un chacun, comme vous et moi. Et pourtant, étrangement, c’est lui seul qu’on voulait entendre parce que tous les autres, comparés à lui, avaient l’air de marionnettes, de mannequins, de vrais piquets.» Et tant pis si les textes ne sont pas d’une modernité criante. Le théâtre yiddish dont on nous parle là, ce sont des «drames à fendre le cœur», des tragédies aux drôles de noms. Exemples : «Le Simple d’esprit à l’autodafé», «Isabelle, arrache-moi la ceinture», ou pour «les pièces littéraires», des titres à l’avenant : «Velvl mange de la compote» ou «Shloyme grand gosier». Quant au public, de Czernovitz à Paris en passant par New York, il se comporte toujours pareil : rit à s’en tenir les côtes, commente à voix haute et balance sur scène des pelures d’orange, un vrai poulailler.
«Journal» de Kafka
Après avoir fini le roman, il est tentant de plonger dans l’année 1911 du Journal de Kafka. L’auteur du Procès est l’un des meilleurs ambassadeurs du théâtre yiddish, c’est souvent grâce à lui que les lecteurs d’aujourd’hui en ont entendu parler pour la première fois. Cette année-là, à Prague, avec Max Brod, il passe ses soirées dans les salles louées par la troupe à laquelle appartient celui qui deviendra son ami, l’acteur Löwy. Ils se retrouvent dans des cafés, ils marchent dans les rues de Prague, Kafka est un peu amoureux d’une comédienne, Mme Tschissik. Le père de Kafka désapprouve ces fréquentations. 6 octobre 1911 : Kafka raconte en détail une pièce où des fiancés finissent par être réunis après bien des malentendus. Dans les Etoiles vagabondes, la fin est beaucoup plus subtile.
Sholem Aleykhem – Etoiles vagabondes
Traduction du yiddish par Jean Spector, préface de Yitskhok Niborski. Le Tripode, 618 pp., 25 €.