Voici un premier roman qui, en moins de cent cinquante pages, retrace le destin d’une communauté oubliée et décimée au siècle dernier, les Juifs de Salonique.
On apprend beaucoup sur le passé de la Grèce en lisant cette saga familiale sur trois générations et qui aurait pu faire ailleurs un millier de pages, tant le contexte historique est riche et toujours présent dans la vie des personnages de cette fiction concise et ramassée.
Qui a abattu Judith à Salonique en 1975, juste après la chute du régime des colonels ? La jeune Française est la petite-fille de Costas et de Deborah, Costas l’orthodoxe et Deborah, juive d’origine italienne, qui ont fui Smyrne pour Salonique au lendemain de la première guerre mondiale. Plus d’un million de Grecs durent alors quitter la jeune Turquie d’Atatürk, tandis que les Turcs de Grèce prenaient le chemin de l’exode vers l’Est, un drame d’ampleur connu depuis sous le nom de la « grande catastrophe ».
Judith est en quête de ses origines et s’intéresse à l’ancienne communauté juive de Salonique, exterminée pendant l’occupation allemande, ainsi que sur leurs biens spoliés.
Vingt ans après la mort de la jeune femme, deux hommes tentent d’éclaircir les circonstances de ce meurtre mystérieux qui est au cœur de l’intrigue du roman. Suivant les « voies parfois étranges de l’oubli et de la mémoire », ils vont être confrontés à l’histoire des pages sombres de la Grèce et au passé des « peuples disparus ».
Costas et Deborah pensaient dans un premier temps refaire leur vie à Salonique, la ville appelée encore au début du vingtième siècle la « Jérusalem des Balkans », où Juifs, Grecs et Turcs vivaient en bonne entente, aux côtés de ces étonnants Romaniotes, une minorité juive présente dans la région depuis l’Antiquité. L’un des personnages du roman rappelle qu’une centaine de journaux en langue ladino paraissaient à Salonique au début du 20ème siècle, ce qui donne une idée de l’extraordinaire dynamisme de la communauté juive à l’époque dans cette ville encore ottomane. « Ce serait formidable, poursuit-il, si le ladino trouvait son Isaac Bashevis Singer comme le yiddish a trouvé le sien ».
La crise économique et l’antisémitisme grandissant contraignent cependant Costas et Deborah à prendre de nouveau la route de l’exil, d’abord vers la France, puis avec le deuxième conflit mondial, vers les Etats-Unis. Je suis le « non-Juif errant », s’exclame Costas avec un humour désespéré.
Les Carnets de Salonique s’inspirent visiblement de témoignages et de récits multiples recueillis par l’auteur. Ils donnent à certaines pages un relief tout particulier et authentique, comme celles consacrées à l’occupation allemande de la Grèce, les familles réfugiées chez les paysans pour échapper à l’occupant, les exactions nazies, les soldats italiens qui bradaient leurs armes aux villageois pensant la guerre terminée après la chute de Mussolini et qui ne pensaient qu’à regagner leur pays, tandis que les maquisards hâves et affamés se terraient dans les montagnes du Pinde, dans le nord du pays.
Né en 1972, Ivan Nilsen vit et travaille à Paris. Il prépare actuellement un récit situé dans les Balkans.
Les carnets de Salonique, de Ivan Nilsen, 144 pages, Ed. Marie Barbier, 2020.