Selon la Tradition hébraïque, les Juifs sont apparus au Proche-Orient il y a presque 4 000 ans. Rapidement, ils ont été dispersés depuis leur foyer d’origine et ont peu à peu créé, en plusieurs vagues, diverses communautés sur les continents asiatique, européen et africain. Pour autant, l’histoire de leur implantation en Asie centrale est aujourd’hui peu connue.
Quand sont apparus les Juifs en Asie centrale ? Quel rôle a joué le khanat de Khazar (650-850) dans leurs pérégrinations ? Pourquoi ont-ils disparu de façon inattendue au XVIème siècle, sans laisser de descendants ? Comment se fait-il que les Juifs modernes de Boukhara, dans l’ouest de l’Ouzbékistan actuel, soient en réalité des colons récents dans la région, sans lien quelconque avec l’histoire ancienne ?
C’est à ces questions que répond le célèbre historien canadien Albert Kaganovitch de l’Université de Manitoba. Son travail de recherche historique, intitulé « The Jewish Community of Central Asia in Medieval and Early Modern Periods » (La communauté juive d’Asie centrale à l’époque médiévale et prémoderne) a été publié dans le journal Iranian Studies le 23 septembre 2019.
Du Khwarezm à la Khazarie et inversement
Les Juifs sont, selon toute vraisemblance, apparus en Asie centrale à l’époque des Achéménides, au milieu du VIème siècle avant J.C. Les découvertes archéologiques confirment leur présence dans l’oasis de Merv, située dans l’actuel Turkménistan, à cette période. Leurs traces ont été découvertes au milieu du Ier siècle de notre ère car, comme l’écrit l’historien Tabari, les habitants du Khwarezm rencontraient souvent des rabbins judaïques – jusqu’à la conquête musulmane. Bulan, le khan de Khazar, se convertit au judaïsme en 730 sous l’influence des Juifs locaux – ou sous celle des migrants venus de l’Empire sassanide, alors ravagé par les Arabes. Il faut d’ailleurs noter que pour certains historiens, les Juifs ont migré de la Perse vers l’Europe (et plus particulièrement vers la Russie et l’Allemagne) via le Caucase et le Khwarezm.
Comme l’écrit Albert Kaganovitch, le Khwarezm faisait partie à cette époque du Grand Khorassan, une région remplie de villes fleuries aux frontières de l’Iran, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et de l’Afghanistan contemporains. Après la conversion au judaïsme, la Khazarie – la région historique des Khazars – devint un point de gravitation pour les Juifs de tout le Khorassan, et le Khwarezm plus particulièrement, qui fut plus tard conquis par les Arabes avec brutalité.
La plupart des Juifs khazars, si ce n’est la totalité, parlaient et écrivaient en langue judéo-persane. Ils étaient alors engagés dans le commerce transcontinental, comme l’indique une lettre commerciale en judéo-persan trouvée à Khotan et datée du VIIIème siècle. Les marchands radhanites commerçaient jusqu’à Canton, dans le sud de la Chine. Lorsque le royaume khazar perdit sa puissance militaire au Xème siècle, avant d’être plus tard complètement ravagé par les Rous, des négociants vinrent se réinstaller dans le Khwarezm à Khat – l’actuel Beruniy et à Ourguentch, dans l’Ouzbékistan contemporain.
La participation active des Juifs au commerce des routes de la Soie se reflète dans une légende kirghize, recueillie à la fin du XIXème siècle dans la vallée de Ferghana. Un beau jour, un Juif passe à dos de chameau dans la steppe près de la maison d’un musulman et lui demande de l’abriter pour la nuit. Mais le musulman refuse l’infidèle. Invité dans la même maison, le soufi Ahmed Iassavi apprend cela et commence à supplier le Juif de revenir. Mais celui-ci n’accepte qu’à condition qu’on le porte, lui et son chameau, sur les épaules, ce que fit le soufi. Frappé par ce miracle, le Juif se convertit alors à l’islam.
Une présence juive attestée par des écrits
Au-delà de cette légende, on trouve également trace de la présence juive dans les différents écrits locaux. Ainsi, dans les chroniques historiques et les récits de voyages, on parle de communautés juives dans la vallée de Ferghana. Par ailleurs, la linguistique et la dialectologie apprennent que les habitants du Turkestan oriental et même de Kaifeng, en Chine orientale, parlaient le persan. Enfin, les chroniques mongoles de la dynastie Yuan mentionnent de nombreux Juifs portant des noms persans.
Pour autant, le Khwarezm est resté le centre névralgique de la vie juive d’Asie centrale du Xème au XIIIème siècle. D’après le témoignage du voyageur Benjamin de Tudèle (בִּנְיָמִין מִטּוּדֶלָה, prononcé « Binjamin mitudela« ), pas moins de 8 000 Juifs vivaient dans la ville d’Ourguentch au XIIème siècle, bien que certains pensent qu’il faisait en réalité référence à la ville de Khiva, située dans la même région. Ni l’invasion mongole de ce siècle ni leurs destructions n’ont rayé la ville de la carte ou ne l’ont empêchée de prospérer.
Il n’existe toutefois pas de preuve fiable suggérant que les Juifs aient vécu en dehors des limites de Khwarezm au Ier millénaire de notre ère. Ils sont arrivés plus tard à Samarcande et à Boukhara, au cours du développement de liens commerciaux avec la Chine. De plus, à la différence de l’Europe, le commerce était considéré dans l’Orient musulman comme une activité tout à fait honorable et les Juifs avaient donc beaucoup de concurrents. Les impôts visant les non musulmans, la jizîa, ont également eu un impact. Ils n’ont en effet pas donné l’occasion aux marchands de se développer et leur sphère d’influence aurait été circonscrite à la région du Khwarezm.
Mort et assimilation
À la veille de l’invasion mongole, un nombre déjà important de Juifs vivaient à Boukhara et Samarcande. Qu’arriva-t-il ensuite ? Les Mongols ne s’en sont pas pris spécifiquement aux Juifs. Du moins, les sources historiques n’en font pas mention. En revanche, la crise économique et la catastrophe démographique en Asie centrale ont modifié les routes commerciales, et les Juifs ont pu chercher à partir s’installer près de la Méditerranée ou en Europe occidentale. Ils disparurent de Samarcande dès le XIVème siècle. Lors de sa visite de l’Etat timouride (1370-1507), le chevalier espagnol Ruy Gonzales de Clavijo énumère les nombreuses communautés vivant à Samarcande (Turcs, Arabes, Mongoles, Arméniens, Grecs…) mais les Juifs n’y sont pas mentionnés. À Boukhara, au contraire, une prospère communauté juive vivait au XVème siècle, comme le recensement de nombreuses mishnas et d’autres textes religieux fait dans la ville de 1496 à 1498 en apporte la preuve. Un certain Uziel Moshe ben-David y composait également des poèmes en persan et en hébreu. La communauté de Boukhara s’agrandira encore à la faveur de migrants venus de la ville d’Ourguentch, détruite par Tamerlan en 1388.
D’après Albert Kaganovitch, ce serait au XVIème siècle, et notamment sous le règne du premier khan de Boukhara – Mohammed Chaybani, de la dynastie des Chaybanides – que les Juifs disparurent d’Asie centrale. De toute évidence, ils ont succombé aux nombreuses luttes intestines du XVIème siècle ou bien se sont convertis à l’islam. Les Juifs du Khwarezm ont probablement connu le même sort. D’après le témoignage du général Mouraviev, d’anciens Juifs convertis à l’islam vivaient à Khiva au tout début du XIXème siècle. Le missionnaire Joseph Wolf racontait dans les années 1840 que les Juifs assimilés combattaient souvent contre les émirs de Boukhara, haïs par les Turkmènes. Ils avaient même leur propre cri de ralliement : « Rabone chel olam» (Seigneur de la paix).
Les notes du voyageur britannique Anthony Jenckinson, qui a visité la cour d’Ivan le Terrible mais également Boukhara vers 1550, témoignent également de la disparition des Juifs d’Asie centrale. Anthony Jenckinson y décrit en détail la structure politique et économique de la ville, mais ne dit pas un mot sur les Juifs. C’est d’autant plus étrange qu’il réfléchit pourtant beaucoup à la question et consacre beaucoup de temps à critiquer l’idée alors très populaire en Europe selon laquelle les Mongols seraient originaires d’une des dix tribus perdues d’Israël. Selon toute vraisemblance, les Juifs de Boukhara étaient morts ou bien avaient fui la ville. S’ils s’étaient convertis à l’islam, alors leurs descendants auraient été présents dans les années 1550 et n’auraient pas manqué d’attirer l’attention d’Anthony Jenckinson.
Il y a toutefois une chance pour que les Juifs ne soient pas morts. Ils ont pu plutôt fuir l’Asie centrale pour la Chine, puisqu’ils conservaient d’importants liens commerciaux avec l’Empire céleste. À l’appui de cette hypothèse,on trouve les Haggadas de Pessah de la ville de Kaifeng, écrites en judéo-iranien aux XVII-XVIIIème siècles. Comme l’ont montré des études récentes, la langue des textes écrits par les Juifs de Kaifeng correspond au dialecte du Khorassan de langue judéo-iranienne, que l’on parlait seulement dans le Khorassan du VIIIème au XIIIème siècle. Le fait que ce dialecte ancien comme les rituels de la fête de Pessah aient été conservés jusqu’au XIXème siècle témoigne également de la longue isolation de la Chine et de l’Asie centrale vis-à-vis du Moyen-Orient.
La renaissance de la soie
Après la mort vint la renaissance. On ignore quand elle eut exactement lieu mais, à en juger par l’influence perse dans plusieurs œuvres littéraires des Juifs de Boukhara, cela s’est produit au début du XVIIème siècle. Les Juifs ont probablement été déplacés de force de Mashhad, la principale ville du Khorassan à l’époque moderne, actuellement en Iran. Aux XVème et XVIème siècles, Mashhad était célèbre pour ses soieries, dont la qualité équivalait les soies de Gênes. Cependant, durant tout le XVIIème siècle, la ville est davantage reconnue comme un centre de production de textiles bruts et de tapis. Les Juifs impliqués dans la fabrication de la soie et des soieries ont probablement été déportés de Mashhad à Boukhara. Abdallah Khan II en aurait décidé ainsi afin d’enrichir sa puissance, en plus de détruire l’économie de son ennemi principal, la Perse chiite. Le shah perse Abbas le Grand annula alors l’exportation des soies vers la Transoxiane, ce que les autorités de Boukhara ne voulurent pas accepter. En réponse, Abdallah Khan décida de réinstaller les Juifs dans les villes pillées du Khorassan.
De nombreux récits et légendes des Juifs de Boukhara font écho à leur exil loin de Mashhad. Jusque dans les années 1920, on racontait qu’il y avait jadis une épouse du roi de Boukhara qui n’avait pas d’enfants. Le roi apprit qu’un médecin juif de Mashhad guérissait l’infertilité, mais le médecin refusait de s’installer chez le roi car il n’y avait pas de synagogue ni de communauté juive à Boukhara. Le roi accepta donc de faire venir vingt autres personnes afin que le médecin ait avec des personnes avec qui prier. En 1620, la première synagogue fut d’ailleurs construite. Les Juifs gagnaient leur vie en fabriquant de la soie qui était activement exportée vers la Russie. Des officiers russes tels qu’Efremov ou Burshanev aussi bien que des voyageurs indiens des XVIIIème-XIXème siècles évoquent la grande maîtrise des artisans juifs dans la production de soieries.
Les Juifs de Boukhara n’exerçaient pas d’activité particulière dans les domaines du commerce et de l’usure. En effet, ces secteurs étaient déjà fortement occupés par les musulmans (le commerce) ou les hindous (crédit et artisanat). Seuls le renforcement des contacts commerciaux avec la Russie dans la première moitié du XIXème siècle et l’ouverture de nouveaux marchés ont permis aux Juifs d’occuper des positions importantes dans le commerce.
Néanmoins, en 1885, un tiers des Juifs de Boukhara travaillait encore dans la production de la soie. Les châles et les turbans en soie translucide étaient alors particulièrement appréciés. La prospérité de la communauté juive de Boukhara et la tolérance de la population locale rendirent la région si attrayante que des centaines de Juifs d’Afghanistan, de Perse et même de Syrie vinrent s’y installer. Ils furent rapidement assimilés au sein de la communauté locale et seuls leurs surnoms (lakab) préservaient la trace de leurs origines. Mais il s’agissait déjà de nouvelles personnes, avec leur propre culture, leur propre langue et la mémoire de leur récent exode. Les traditions séculaires de la vie juive d’Asie centrale de l’Antiquité comme de l’époque médiévale, ses rituels, sa langue et sa littérature, l’histoire de la Khazarie et du Khwarezm, sont tombés dans l’oubli et il n’y a qu’en Chine lointaine qu’il y subsiste quelques faibles traces.
Très intéressant. Il y a toujours eu un doute, partagé par ceux qui s’intéressent aux peuplements juifs dans le monde : les Khazars ont-ils vraiment existé ? Un royaume khalar a-t-il vraiment existé ?
Voilà que le travail des historiens vient de répondre à ces questions.