Séparés de leurs petits-enfants, les grands-parents sont nombreux à se sentir impuissants, habitués d’ordinaire à garder les plus petits.
Les yeux fermés, Régine compte jusqu’à dix. Le temps pour sa petite-fille d’aller se cacher dans le jardin. La jeune mamie fait alors mine de chercher, prétendant ne pas entendre les rires étouffés de Zoé, 5 ans. « Derrière le buisson ! Sous la table ! Ah non, je sais ! Derrière le gros arbre ! » s’exclame-t-elle. Pendant quelques minutes, sa petite-fille peut s’évader et jouer comme si de rien n’était. Comme si de rien n’était… ou presque. Depuis un mois et le début du confinement strict, les parties de cache-cache ont pris une autre tournure et se déroulent désormais derrière des écrans, par vidéo interposée. « Ça fonctionne, car elle a la naïveté de l’enfance, et moi, j’ai la patience d’une grand-mère à qui sa petite-fille manque terriblement », raconte Régine, 68 ans. Pour elle et son époux, le choc de la séparation a été d’autant plus brutal qu’ils sont habitués à s’occuper de Zoé quasi quotidiennement depuis sa naissance. Confinés dans leur pavillon de Sarcelles (Val-d’Oise), les deux retraités ne comptent maintenant plus que sur le téléphone pour voir « leur petite princesse ».
Ils sont nombreux ces grands-parents à redoubler d’inventivité pour maintenir le lien avec leurs petits-enfants. Contents de pouvoir apporter quelques minutes de répit à des parents souvent surchargés, ils profitent de ces petits moments volés pour lutter contre le manque, suscité par un éloignement forcé. « Les premiers jours, ça nous a un petit peu reposés, mais on a très vite commencé à trouver le temps long », confie Régine. Privée de la présence de sa petite Zoé, elle parle d’un véritable « manque physique ». Et si rien ne remplace les câlins, la grand-mère s’estime toutefois chanceuse de pouvoir voir sa petite-fille plusieurs fois par jour grâce aux appels vidéo.
« Tu nous manques, mamie »
Garder le lien à travers les écrans, c’est aussi ce qu’essaye de faire Catherine, même si elle reconnaît « ne pas être très douée pour ces trucs-là ». À 71 ans, cette grand-mère de quatre petits garçons âgés de 6 à 10 ans s’est même inscrite sur Zoom, un site pour organiser des téléconférences très en vogue depuis le début du confinement. Au programme de ces réunions virtuelles : des cours sur le corps humain. Médecin généraliste retraitée il y a tout juste cinq ans, Catherine connaît son sujet sur le bout des doigts. « Mais quand les quatre cousins se rassemblent sur le même écran, je peux vous dire que la grand-mère, ils s’en fichent un peu… » s’amuse Catherine. Qu’importe si la classe est dissipée, Catherine compte bien retenter l’expérience. Pour elle qui a l’habitude de s’occuper de ses petits-enfants tous les mercredis, il est impensable de ne pas pouvoir les voir, même si ce n’est qu’à travers des écrans.
« Vu la période, c’est peut-être ce qu’il y a encore de mieux », ajoute cette mamie parisienne. Rappelée pour travailler comme régulatrice au Samu 95, elle a souhaité passer voir deux de ses petits-fils, un soir, sur le chemin du retour. « J’avais promis à ma fille de rester dans ma voiture, derrière la vitre et masquée, mais ça me manquait tellement de ne pas les avoir en face de moi », raconte-t-elle. Barricadée, à plusieurs mètres de distance, elle discerne un simple « tu nous manques, mamie ». « Je suis rentrée chez moi, j’étais encore plus triste qu’avant, ça m’a donné le bourdon de ne pas pouvoir les prendre dans mes bras, alors, dorénavant, on va s’en tenir aux écrans », déclare Catherine.
Mais il n’y a pas que pour les petits-enfants en âge de parler que les écrans s’avèrent essentiels. Pour Annick, devenue grand-mère le 30 octobre dernier, ils ont l’avantage de constituer une maigre compensation face à la douloureuse expérience de l’éloignement. Une sorte de « mieux que rien » qui lui permet de constater les progrès de sa petite-fille, aussi bien de ses expressions que de ses gestes. Chaque jour, son fils ou sa belle-fille l’appellent au moment du déjeuner ou du goûter pour qu’elle puisse partager ces petites tranches de vie. « Compte tenu de son âge, c’est compliqué de communiquer, mais je lui parle quand même tous les jours », souligne Annick, 64 ans. Inquiète que sa petite-fille ne la reconnaisse pas une fois le confinement levé, la jeune grand-mère compte sur sa voix pour maintenir le lien. « Juste avant le confinement, j’ai passé dix jours avec elle, elle me répondait bien, j’espère vraiment que tout ça ne va pas disparaître… » s’inquiète toutefois cette avocate tout juste retraitée.
Ces inquiétudes, Mary ne les comprend que trop bien. Devenue grand-mère pour la cinquième fois le 4 mars dernier, elle n’a pas pu visiter sa belle-fille à la maternité. Si elle a pu voir sa nouvelle petite-fille trois fois avant l’annonce du confinement, son mari, lui, n’a pu la rencontrer qu’une seule et unique fois. Pour cette jeune grand-mère, le manque est omniprésent. « C’est très difficile, d’autant que mes quatre autres petits-enfants, je les ai vus presque tous les jours au moment de leur naissance, il n’y a que cette petite puce qu’on ne voit pas », regrette Mary, 62 ans.
Depuis le début du confinement, elle a eu la chance d’entrapercevoir ses « grands », qui habitent tous dans un rayon proche de leur domicile. « J’ai fait un peu de marche et je suis passée les voir de loin, ça m’a fait beaucoup de bien », reconnaît-elle. Impossible cependant d’aller à la rencontre de sa petite dernière, qui habite à Rennes, soit à 45 minutes de voiture de là où vivent Mary et son époux. Restent les images. « Mon fils m’envoie des photos et des vidéos tous les jours. On voit qu’elle répond aux voix du papa et de la maman, qu’elle dresse la tête, qu’elle fixe un point… Ça nous réconforte beaucoup, et quand il se passe une journée sans photo, j’en réclame ! » explique Mary.
Sentiment d’impuissance
Pour tous ces grands-parents, il y a aussi la frustration de ne pas pouvoir aider. Alors que leurs enfants continuent pour la plupart de travailler – à la maison où à l’extérieur – tout en devant gérer les petits, privés d’école, de nombreux grands-parents ressentent un sentiment d’impuissance. « Ma belle-fille doit se rendre tous les jours sur son lieu de travail tandis que mon fils télétravaille. C’est très compliqué à gérer pour lui, si la petite se met à pleurer en pleine visioconférence notamment. Pour moi qui ne travaille plus, c’est très difficile de ne pas pouvoir les soulager. Je voudrais tellement pouvoir aider quand je les vois en difficulté », témoigne Annick.
Et puis il y a ceux qui se font du souci, comme Denise. À 75 ans, cette femme de militaire a quitté son Maroc natal il y a seulement cinq ans, au moment de prendre sa retraite. Venue en France « uniquement » pour profiter de sa famille, Denise – ou Milou pour les intimes – regrette la période des déjeuners à la maison, où les petits-enfants encore lycéens venaient pour une heure ou deux, préférant manger « un bon plat de mamie » plutôt qu’un « mauvais sandwich de la boulangerie ». Si Denise ne lâche plus son téléphone et vit au rythme de ses groupes WhatsApp, elle ne s’inquiète pas tant pour sa santé que pour les concours de ses petits-enfants. « J’en ai deux qui sont en prépa maths-physique et qui doivent passer les concours pour les grandes écoles. Ça me rendrait malade qu’après avoir passé deux ans à trimer comme des dingues, ils ne puissent pas passer les concours », soupire Denise. Assez active, elle dit ne pas trop souffrir du confinement. Bien sûr, il y a eu les fêtes de Pâques, que Denise a l’habitude de passer en famille. « Ça, c’était difficile », reconnaît simplement cette grand-mère de huit petits-enfants. Mais Denise s’estime déjà heureuse qu’ils soient tous en France. « Une fois tout ça fini, on pourra tous se retrouver ! » lance-t-elle.
La douloureuse question du prolongement du confinement
Un point sur lequel la rejoint Charles, 80 ans passés. Ce grand-père de deux jeunes filles se souvient du temps où son fils faisait le tour du monde. Maintenant, ils habitent près les uns des autres, et même s’ils ne se voient pas, il trouve « rassurant » de se savoir entouré. « Beaucoup de nos amis ont leurs enfants et leurs petits-enfants à l’étranger, en Israël, aux États-Unis… C’est très dur pour eux », témoigne-t-il.
Reste une grande inconnue, qui contribue inévitablement au tourment des aînés. Quand ces derniers pourront-ils retrouver leurs petits-enfants ? Lundi soir, alors qu’une partie des Français apprenait qu’elle serait libérée à partir du 11 mai, les séniors découvraient qu’ils devraient probablement rester chez eux de longues semaines encore. Dans son allocution, Emmanuel Macron a, en effet, déclaré que « les personnes les plus vulnérables », dont font partie les personnes âgées, devraient rester confinées après le 11 mai. Une annonce qui a rapidement fait polémique. Devant le mécontentement grandissant, le président a finalement décidé d’éteindre l’incendie. Sans attendre la conférence de presse du Premier ministre organisée dimanche, l’Élysée a annoncé vendredi que le président de la République « ne souhaitait pas de discrimination » des personnes âgées dans le cadre du déconfinement progressif et « en appellerait à la responsabilité individuelle » de chacun.
« On ne se sentait pas vraiment concernés, on est en bonne santé, on bouge beaucoup », avance Gilles, retraité en Charente-Maritime. « Plutôt que de s’inquiéter pour nous et de forcer les séniors à rester chez eux, il vaudrait mieux se pencher sur le retour progressif des enfants à l’école », avance le septuagénaire. « Bien sûr, nos petits-enfants nous manquent, mais s’ils peuvent venir nous rendre visite cet été, nous préférerions qu’ils soient testés avant. On ne veut pas qu’ils puissent nous transmettre la maladie, et de ce qu’on lit tous les jours, on ne sait pas vraiment s’ils la propagent ou non. Il ne semble pas y avoir de consensus sur la question », dit ce médecin à la retraite, posant là un débat qui est loin d’être tranché.
Par Valentine Arama