Alors que déferlent sur Internet des commentaires de prédicateurs qui exploitent le désarroi pour propager leurs idéologies religieuses, l’islamologue Rachid Benzine et le rabbin Yeshaya Dalsace, rappellent, dans une tribune au « Monde », que le discours religieux sait aussi promouvoir la raison et le progrès.
La pandémie actuelle, qui entraîne beaucoup d’incertitudes et de peurs fondées sur le sentiment de ne rien contrôler, provoque un déferlement de commentaires religieux de toutes origines, rivalisant de bêtise et d’insanités. Une légion de prédicateurs, suffisance chevillée au corps et suivis avec dévotion par nombre d’âmes déboussolées, y vont de leurs interprétations sur ce virus qui paralyse le monde. Irrationalité et spéculations hasardeuses, drapées dans l’illusoire dignité de la foi, font rage.
Pourquoi la rationalité en matière religieuse, qui s’est pourtant exercée à maintes reprises dans l’histoire, y compris dans des périodes de crise, manque-t-elle cruellement aujourd’hui dans certains cercles ? Et comment la rationalité avec laquelle nous appréhendons une telle pandémie – grâce notamment aux nouvelles technologies – peut aussi s’exercer dans le domaine religieux, pour le meilleur ?
Des prévisions apocalyptiques
A se promener sur le Net, royaume terrestre des prêcheurs, on se dit que Dieu n’a guère de souci à se faire : nombreux sont ceux qui comprennent la marche de sa Création et ses intentions les plus cachées. Les grilles de lecture hasardeuses, les recettes aberrantes pour se protéger du Covid-19, les prévisions apocalyptiques sont légion. Une véritable cour des miracles de l’irrationalité humaine et des spéculations les plus farfelues que les soubresauts de l’histoire éveillent dans les cerveaux égarés. Mais aussi l’exploitation cynique du désarroi du public pour avancer ses idées et son idéologie religieuse, en grande partie basée sur la culpabilisation.
« Dieu veut qu’on croie en lui et non en la médecine ! » ; « On peut faire disparaître le Corona en nous purifiant par la prière et par notre croyance. Celui qui espère que la science va trouver une solution se trompe » ; « Dieu nous protège ! Si tu y crois, saches que le Corona ne s’approchera pas de toi. Le virus fait la distinction entre celui qui a la foi et celui qui ne l’a pas ! » ; « Le Messie arrive ! Les signes ne manquent pas. La marche du monde s’est arrêtée. Depuis le Déluge, aucune plaie n’a ravagé le monde entier comme ce virus » ; « On est arrivé à une folie de liberté, à une décadence qui n’a pas eu d’équivalent depuis le Déluge ! »
Pourtant, autrefois, le discours religieux a su promouvoir le progrès et la raison. Au XIIe siècle, Maïmonide (judaïsme) et Averroès (islam) avaient déjà enseigné que les accidents de la nature n’ont aucune signification et sont contingents de la vie elle-même, qui ne saurait exister sans certaines imperfections, engendrant par voie de conséquence notre finitude ultime… La nature ne se venge pas, elle ne pense pas, on ne saurait lui attribuer une quelconque intention.
Contamination et propagande
N’en déplaise aux prédicateurs, le fait que le fléau commence en Chine n’a rien à voir avec l’oppression des Ouigours, et qu’il frappe durement l’Iran, n’a rien à voir avec une quelconque animosité de ce pays à l’égard d’Israël. Nulle intention et nul signe en la matière, sinon le cours normal de la nature. La vie engendre régulièrement des épidémies et il n’y a ici rien de nouveau sous le soleil, comme nous l’a déjà enseigné le roi Salomon !
La nouveauté n’est pas dans les faits : c’est le regard que nous portons sur eux qui leur donnent ou non du sens. Aujourd’hui nous suivons quotidiennement le nombre de morts ; notre sensibilité, notre réactivité et notre capacité à tirer des conclusions et à agir sont plus fortes que par le passé. Nos moyens de communication nous font vivre en direct l’éveil de la maladie dans un Extrême-Orient parvenu à notre porte et nous permettent de suivre en temps réel sa lente progression vers la pandémie.
Nos connaissances scientifiques nous font envisager les mesures de précaution à prendre pour freiner la diffusion du virus, identifié et devenu objet d’étude. Notre appréhension de cette conjoncture et notre capacité de mobilisation à très grande échelle, voilà la nouveauté !
Et si la mondialisation favorise la propagation rapide du virus, elle profite aussi à l’échange entre savants et à la recherche du remède, à la solidarité (relative) entre Etats et à la conscience que l’humanité est bien liée par une commune destinée. Notre sensibilité provoque notre refus de la passivité face à la mort. Pour la première fois peut-être dans l’histoire humaine, l’intérêt cynique des Etats est sacrifié au profit de la sécurité individuelle et de la vie humaine.
Même la Chine, où les morts collectives ne semblent pas avoir toujours ému, a été mise à l’arrêt pour assurer la survie des plus fragiles et des plus âgés. L’économie va mal, la Bourse plonge, mais les valeurs humaines remontent. Et la cote du respect de la vie a rarement été plus haute. Les religieux, plutôt que de se laisser aller à des délires spéculatifs, de jouer aux matamores ou à Madame Soleil, devraient s’en réjouir et se montrer à la pointe de ce progrès…
Ce qui est grave dans ce phénomène, c’est que des quantités d’individus sont sous l’influence néfaste de ces discours manipulateurs. Face à la contamination par la bêtise, plaie éminemment contagieuse envoyée sur l’humanité et contre laquelle nul vaccin n’a encore été trouvé, nous prônons d’urgence, d’une voix unique et fraternelle, le confinement le plus strict et le retour à la raison !
Rachid Benzine est islamologue; et chercheur associé au Fonds Paul-Ricoeur ; Yeshaya Dalsace est rabbin de la communauté massorti, créateur du site Massorti.com
Merci pour cette analyse qui est la bienvenue en ces temps pas très faciles….