Alors que les juifs entrent dans les fêtes de Pâques, Pessah, hors des synagogues, le grand rabbin de France se confie sur « l’étrange moment » que nous traversons.
On peut incarner une haute charge spirituelle et être un homme simple d’abord, chaleureux, qui ne résiste ni à un match de foot, un verre de vin ou un bon mot. Chef de la communauté juive et républicain passionné, le grand rabbin de France Haïm Korsia est à la fois un religieux qui sait décrypter les textes et un politique madré qui se meut avec souplesse dans les cercles de pouvoir. Alors que, pour la première fois de leur histoire, les juifs s’apprêtent à célébrer Pessah hors de leurs lieux de culte, les synagogues étant fermées pour cause de Covid-19, nous avons demandé à ce grand esprit de nous livrer ses réflexions sur cette crise hors normes. Une crise dont Haïm Korsia imagine une issue forte d’espérance, comme il le dit dans cet entretien. On ne se refait pas.
Le Point : Comment vivez-vous cette période ?
La fermeture des synagogues cette année donne-t-elle une ampleur particulière à Pâque ?
Mais ça change tout ! La prière en public et en commun est tellement importante. Mais nous avons fait ce sacrifice pour protéger la vie, et c’est l’essentiel. Nous avons inventé une nouvelle manière de faire communauté grâce au rabbin Zoom (rires), cette application sur Internet qui nous permet d’offrir à distance des cours, des offices, des psaumes pour des personnes décédées… J’ai même fait récemment une bar-mitsva sur Zoom ! Il y avait une bonne centaine de personnes connectées, et on a même lancé les youyous, c’était formidable. Nous n’allons pas fêter Pâque comme d’habitude, mais cette situation de confinement a aussi ses vertus : elle crée malgré tout du lien. Ce qui est important, c’est l’inventivité. Face à l’adversité, regardez comme l’on crée ! Voyez tous ces artistes dans le monde qui donnent des mini-concerts sur Twitter ! Bob Dylan a sorti une chanson de 16 minutes sur la mort de Kennedy. Nous réinventons des façons d’être nous-même. Et cela nous enrichira. Après la crise, nous ferons encore des cours avec du public, mais aussi avec Zoom !
Quelle est votre observation spirituelle de ce moment ?
Cette époque, le prophète Isaïe l’envisageait déjà au chapitre 26, verset 20 : « Entrez mon peuple dans vos maisons, restez enfermés le temps que la colère passe ! » Ce verset, le Talmud dans le traité Baba Kama l’interprète ainsi : quand il y a une épidémie, il faut s’enfermer chez soi. Ce principe du confinement est un invariant de l’humanité. Ce temps est pour nous celui d’une hiérarchisation nouvelle. Cette crise ne débouchera pas forcément sur un nouveau monde, mais il y aura fatalement une réorganisation. Et les religieux doivent aider à réfléchir à cette résilience. Il faut que nous nous relevions tous ensemble sans haine et sans peur.
Percevez-vous dans cette période des signes qui nous dépassent ?
L’homme s’est octroyé des pouvoirs absolus sur la Terre, et la nature nous rappelle à notre dimension réelle. Ce moment nous rappelle que nous avons besoin des autres pour vivre. Être indifférent à une situation, quelle qu’elle soit, où qu’elle soit dans le monde, c’est être inconscient. Nous n’avons pas suffisamment anticipé, et nous avons oublié que nous étions tous interconnectés. Notre indifférence les uns aux autres nous saute au visage. « Le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence », observait Elie Wiesel. Ces trois leçons de ce moment sont spirituelles.
Vous semblez vraiment optimiste sur la situation, comment faites-vous ?
Le virus va forcément s’éteindre, et entre-temps la recherche aura progressé. Je ne suis pas optimiste, je suis hyper optimiste ! Car nous avons fait les bons choix au moment où il le fallait. Quand s’est posée la question de préserver l’économie ou la vie humaine, nous avons choisi la seconde contrairement à d’autres. Je pense qu’il faut que des secteurs, et en particulier la production industrielle redémarre avec toutes les précautions possibles, de sorte de ne pas sacrifier notre futur, mais ce qui est un signe d’espérance en notre société, c’est que nous, en France, nous avons fait le choix de la vie. Comme le dit le Deutéronome au chapitre 19 : « Voici je te place devant la vie et la mort, et tu choisiras la vie. » Une société qui choisit la vie se relève toujours.
Propos recueillis par Jérôme Cordelier