Cachés ou déportés pendant la guerre, réunis dans une association des anciens de Ménilmontant, une poignée de rescapés des rafles et de la Shoah vivent le confinement à Paris. Avec leurs souvenirs, leurs galères et leur ténacité.
Pour la première fois en vingt-trois ans, le comité ne s’est pas réuni. Les très anciens élèves de l’Ecole de la rue Tlemcen — nom de leur association —, entre Père Lachaise et Ménilmontant, dans le XXe arrondissement de Paris, n’a pas tenu sa réunion mensuelle, mercredi 1er avril à 10 heures, dans son local du quartier. Bien sûr, avec les années, les chaises vides se remarquaient davantage que le nombre de présents, âgés de 83 à 97 ans.
Cette amicale d’enfants presque tous juifs, cachés pendant la guerre ou déportés, rescapés des rafles, a été créée en 1997 pour rendre hommage aux gamins de Ménilmuche et Belleville disparus dans la Shoah. Les plaques commémoratives apposées dans les écoles de l’Est parisien, ça a commencé avec eux. Des enfants devenus octogénaires qui racontaient encore leur traversée de la guerre devant les écoliers, collégiens ou lycéens de la capitale et d’ailleurs, la première quinzaine de mars. Jusqu’au confinement.
Jacques : «J’ai le droit de parler à ma femme tous les dix jours pendant cinq minutes…»
Le confinement, celui qui le vit le plus durement, c’est Jacques Klajnberg, 92 ans, l’un des fondateurs du comité avec sa femme, Annette. Ils se sont connus à la maternelle. « J’avais 5 ans, elle 3. J’ai toujours été plus vieux qu’elle », arrive-t-il à sourire. Mais aujourd’hui, Annette, affaiblie par un AVC, est résidente de la maison de retraite et de gériatrie de la Fondation Rothschild (Paris XIIe), où il y a eu 16 décès et 81 cas de Covid-19 déclarés le 24 mars. Jacques, qui vit à 100 m de l’Ehpad, était dans la rue, avec son masque, ce jour-là, pour tenter désespérément d’avoir des nouvelles d’Annette. Impossible d’entrer. Et de lui parler.
Sa femme peut s’exprimer, avec difficulté, mais pas tenir un téléphone. Le personnel soignant, débordé par des centaines de résidents à la santé précaire et qui doit désinfecter chaque téléphone utilisé, a proposé un rendez-vous téléphonique avec Annette à Jacques… dans dix jours. « Je le vis très mal. Elle est dans cette maison depuis cinq ans. Cinq fois 365 jours… Imaginez : il n’y a pas eu un seul jour où je ne l’ai pas parfumée, coiffée, emmenée déjeuner au restaurant en bas, puis en petite balade chez nous juste à côté où elle passait l’après-midi avec moi. Chaque jour ! Va-t-elle tenir ? J’imagine sa souffrance et ça me torture. »
La voix monte, puissante et impuissante à la fois. « Je pédalais dans tous les cols des Alpes. Je fais encore une heure de vélo dans mon appartement. Ce n’est pas mon confinement qui me pèse, c’est pour elle, raconte celui qui a passé une partie de la guerre caché par un cheminot dans un cabanon de jardin. J’ai le droit de parler à ma femme tous les dix jours pendant cinq minutes, c’est incroyable… »
Esther : «J’ai l’impression d’être dans une tombe»
Au « comité », tout le monde pense à Jacques. C’est Esther Senot, 92 ans aussi, rescapée d’Auschwitz, qui nous avait parlé de lui. Pourtant, Esther fulmine et s’ennuie, recluse dans sa maison de retraite des Invalides, où on lui sert ses repas dans sa chambre dont elle ne peut quasiment plus sortir. Elle qui, malgré son âge, adore jouer les filles de l’air. « Ma dernière intervention, c’était le 18 mars, dans un collège de Sceaux. J’avais des billets de train pour Nantes, Mulhouse, Montpellier. J’aime témoigner, échanger, bouger. Mais là, je ne vais pas vous raconter ma vie, parce que j’ai la tête vide », peste la vieille dame.
Elle feuillette son agenda désormais réduit à néant, se perd dans les dates : « Voyez ce que ça fait de ne rien faire, on ne sait plus quel jour on est. J’ai l’impression d’être dans une tombe. Je n’ai jamais eu un tel sentiment d’enfermement. On ne mourra pas du virus, mais on va mourir d’ennui », lâche celle qui a résisté aux camps puis, sa vie de femme accomplie, à la perte de son mari et d’un de ses fils. Mais en bavardant, elle finit par rire. Et relativiser. « Dans les camps, certains préféraient se suicider. Là, on ne va pas le faire pour une épidémie… Les gens exagèrent de se plaindre quand ils ont un bout de jardin quand même. » La colère est redescendue.
Rachel : «Il y a comme une incidence involontaire»
Rachel Jedinak, 86 ans, comprend. La présidente de la petite association, autrice de « Nous étions seulement des enfants », tourne en rond dans son studio au 8e étage d’un HLM du XIIe arrondissement. « Ma fille m’interdit de sortir. L’ascenseur, c’est plein de bactéries. Je me suis fait livrer, j’ai de quoi tenir… »
Celle qui a échappé à la rafle du Vél d’Hiv parce que sa mère, ayant aperçu une sortie de secours à la Bellevilloise, centre de rassemblement avant le départ pour le vélodrome en juillet 1942, lui avait enjoint de fuir sans elle, allant jusqu’à la gifler pour la forcer à partir et sauver sa vie, ronge son frein : « J’ai tellement raconté cette scène dans les écoles. Tous mes rendez-vous ont été annulés. Nous, on a connu des situations terribles, on assume. J’ai vécu sans parents. J’ai perdu mon mari très tôt. Je ne me lamente pas. Beaucoup me demandent si le confinement me rappelle la guerre. Non. Le virus est invisible, et on est tous logés à la même enseigne. Et pendant la guerre, on n’avait ni portable ni ordinateur. Je suis reliée au monde. »
Pourtant, Rachel confie qu’elle fait « plus de cauchemars qu’avant », liés à la guerre ces dernières nuits. « Il y a comme une incidence involontaire. Ça s’en va quand je me réveille. Je suis une petite bonne femme qui joue les fortes », sourit-elle. Mardi, elle devait nous envoyer des photos. Injoignable. Mercredi, elle nous rappelle. « J’ai fait une angine de poitrine. J’étais pas bien hier. Je vis au jour le jour. Vous voulez une photo de mon père aussi ? »
Léna : «Je me considère comme une survivante. Je trouve que c’est formidable, la vie»
Francine Segretin, 83 ans, l’une des plus jeunes membres du comité, toujours perchée sur les collines de son Belleville natal, se sent, elle aussi, parfois rattrapée par son passé : « Ma fille m’a annoncé le couvre-feu dans sa commune de Seine-et-Marne. Ça m’a rappelé un souvenir complètement oublié. Un homme qui était dehors après le couvre-feu en bas. Il avait été arrêté et fusillé », lance-t-elle avant de descendre promener son chien. Léna Donerstein, 88 ans, est sa voisine.
Depuis l’enfance, à une rue de distance. Léna rit au téléphone, elle qui a passé la guerre « cachée dans une ferme en Bretagne » par des Justes. « Je fais ma petite demi-heure de marche dans mon appartement, et l’on m’a envoyé un truc sur l’Internet, je sais pas comment on dit, une vidéo, pour faire de la gym, j’essaie, hasarde-t-elle, hilare. Je m’occupe, j’en profite pour ranger des trucs. Je me considère comme une survivante. Je trouve que c’est formidable, la vie. »
Jacques est bien d’accord, malgré tout : « Au début, dans l’association, on a eu des gens comme Henri Krasucki, l’ancien patron de la CGT, qui nous disait qu’on écrivait un chapitre de l’histoire de l’arrondissement. On avait 200 adhérents. On n’est plus qu’une vingtaine. Les réunions, où l’on se partage les témoignages dans les écoles, me manquent. Je les trouve merveilleux mes copains du comité. » Sa voix est solaire d’un coup. Si seulement il pouvait appeler Annette.
Par Yves Jaeglé