Pour le grand rabbin de France, la République est la garante de tous les équilibres. Et quand elle est malmenée, les religions vont mal. Il lance donc un appel à considérer le bien commun pour apaiser notre société. En expliquant que la religion peut transcender la République, tout comme le service militaire.
Qu’est-ce qui pousse le grand Rabbin de France à monter au créneau pour défendre la République ?
Haïm Korsia : « Parce que je la sens fragile. Pas uniquement sur des questions sociales, mais sur des questions de valeur, d’ambition, de rêve et il est de mon rôle de pousser les uns et les autres à y réfléchir. Comme le disait Max-Paul Fouchet, le chemin le plus direct du point A au point B, ce n’est pas ligne droite, c’est le songe. Il faut que nous rêvions à ce qu’a toujours été la République, à ce qu’elle a amené comme espérance. Le citoyen que je suis me pousse à dire qu’on ne peut pas se résigner à une sorte d’abandon global. Je ne peux pas être simplement le consommateur d’une société produite par les autres, je veux en être l’acteur. Mais on ne peut pas répondre à 66 millions de Français avec une seule réponse et nous n’arrivons plus à trouver une complémentarité des réponses. La réponse apportée aux uns vient en antagonisme avec la volonté des autres. »
La République doit prôner l’unité, mais pas l’uniformité ?
« L’unité, c’est la différence d’approches pour renforcer un sentiment ou un groupe. L’uniformité, c’est tout le monde pareil. C’est la solution de facilité qui fait que celui qui dénote un peu devient un danger. Dans le domaine de la presse, cela veut dire tout le monde le même texte. On ne peut pas accepter de formater tout le monde sur la même mesure. Il faut une unité qui intègre la différenciation. La République a justement prévu l’unité, pas l’uniformité. »
En quoi la religion peut aider la République ?
« Quand il s’occupe des citoyens en situation de précarité, le Secours catholique ne demande pas de certificat de baptême. Cette façon de s’engager pour transformer la société est finalement la plus citoyenne. Peu importe pourquoi je le fais, mais j’apporte quelque chose à la collectivité. Si j’ai la foi, quelle que soit la religion, c’est que mon dieu m’a poussé à le faire. Si je suis humaniste non ancré dans une religion, c’est cet humanisme qui me pousse vers l’autre. La religion peut apporter cette forme de transcendance républicaine à la nation. Être français aujourd’hui, c’est une histoire qui nous oblige à nous souvenir de tout ce qu’on a bâti ensemble. Il nous manque quelqu’un pour nous dire : “On va y aller !”. »
C’est qui « quelqu’un » ?
« Pas forcément un politique. Quand l’abbé Pierre dit qu’il est insupportable d’avoir des gens mal logés, il est celui qui ouvre la mer Rouge de l’indifférence. Quand Coluche décide de mobiliser pour donner à manger aux plus démunis, il le fait ! Il n’est pas un dirigeant, il est quelqu’un qui ose entrer dans les flots. Et quand il y a une telle volonté, les flots s’ouvrent. Emmanuel Macron, au moment de son élection, a incarné ce romantisme de l’aventure. »
Le sort de notre République serait donc lié à un grand homme ou une grande femme ?
« Il n’est pas lié au grand homme ou à la grande femme, il est lié à l’homme et à la femme. La principale difficulté aujourd’hui, notamment avec les représentants politiques, c’est que l’on ne regarde pas l’idée en elle-même, mais plutôt d’où elle vient. Est-elle forcément nulle si elle vient de ceux qui sont a priori opposés à moi, ou formidable si elle vient de mon camp, même si elle est nulle. Or, pour apaiser la société, il faut considérer le bien commun. »
« La France n’est pas antisémite »
Que pensez-vous de la réflexion du président de la République sur le séparatisme ?
« Il a absolument raison. Dans la communauté juive, quand on prie ensemble dans la synagogue, on récite tous les samedis la prière pour la République. La prière est une action de votre volonté, c’est le chemin qu’on trace. Mais elle ne suffit pas en elle-même, elle appelle à l’action. Quand on prie pour l’ensemble de la République, nous ne sommes pas dans un séparatisme. »
À côté de la religion, vous suggérez un second pilier pour soutenir la République, le service militaire. Pourquoi ?
« J’ai aimé le service militaire dont je pense que c’est un acte formidable, car il mélange tout le monde. Le gouvernement a mis en plan le SNU (Service national universel), basé sur le volontariat, mais je pense qu’il faut donner des incitations. Par exemple accorder à celui qui le fait une priorité à l’embauche dans les services publics. On doit absolument trouver le moyen de mélanger notre jeunesse. Ma génération jouait au foot avec tout le monde et ce n’est plus le cas aujourd’hui. En fait, il nous manque de l’espérance partagée.
Le service militaire, c’est aussi une façon de repenser le principe de la diversité dans l’engagement. L’engagement religieux nous fait suivre un chemin qui doit nous pousser à la transformation, car la réparation du monde passe d’abord par la réparation individuelle. »
Quand la République est fragile, la situation des juifs est compliquée ?
« Les exemples le montrent : avec l’affaire Dreyfus, c’est la République qui est attaquée. Les anti dreyfusards sont des anti républicains. Quand la République chute, comme en 1940, la situation des juifs est catastrophique. Et quand la République est forte, la situation des juifs, comme celle de tous les Français, devient sereine. On constate tout de même l’impossibilité pour les Juifs de s’installer dans certains endroits, certains établissements. C’est terrifiant ! Le pire de tout, c’est le sentiment d’indifférence que ressentent certains juifs de la part de leurs compatriotes. On ne peut pas vivre dans une société où la fraternité est juste un décor sur la façade d’un bâtiment public. Quand on a tous défilé ensemble en janvier 2015, après les attentats, on a ressenti à quel point la fraternité nous manquait. »
La France est-elle antisémite ?
« Sûrement pas ! Il y a des antisémites dans le pays, mais la France ne l’est pas. L’antisémitisme demeure un indicateur du mal-être de notre société. Si les juifs sont bien, c’est que la société est sereine, s’ils ne le sont pas c’est que la société est ou sera bientôt dangereuse pour tous. On rejette le juif, car il est exactement le même que soi. Rien ne me dit qui est juif ou pas. Autant le racisme s’exerce contre quelqu’un qui est différent de soi, autant celui qui s’exerce contre le juif est celui de la “mêmeté.” Il est trop proche de moi donc je stigmatise. »
Comment faire, comme vous le préconisez, pour « un peu rire de la vie » ?
« On se prend trop au sérieux ! Je pense qu’il faut aborder les choses importantes avec légèreté.
Est-ce qu’on accepterait de faire Rabbi Jacob aujourd’hui ? Tout le monde aurait trop peur de se faire taxer de je ne sais quoi ! On a régressé dans le rire. Il nous manque aujourd’hui une grande bouffée, un grand éclat de rire. »
Réinventer les aurores. Fayard. 206 p, 17 €.