Sentant sa mort approcher, le Baal Shem Tov, le maître du Bon Nom, décida de léguer à ses disciples le peu de richesses qu’il possédait.
A son serviteur le plus fidèle, Reb Yankel, le Baal Shem Tov lui dit avec un sourire : « A toi j’offre mes histoires. Tu parcourras le monde entier pour les faire entendre. Le maître mourut. Reb Yankel resta seul. Il se disait au fond de lui-même : « Est-ce là un héritage ? Des histoires que personne n’entendra ? » Pauvre il était, pauvre il resta…
Mais un jour, une rumeur commença à circuler, selon laquelle il y avait un homme qui était prêt à payer de très grosses sommes pour entendre des histoires sur le Baal Shem Tov. Reb Yankel se renseigna et il fit savoir qu’il était l’homme de la situation. Après un long voyage, il arriva un vendredi matin dans une grande ville de Russie. Il fut accueilli par l’homme qui l’avait fait venir, qui n’était autre que le président de la communauté lui-même.
Le soir même, à l’occasion du shabbat, toute la communauté était réunie autour d’un repas somptueux. Au milieu du repas, le président se leva et prit la parole : « Nous avons l’honneur de recevoir parmi nous le disciple et secrétaire du Baal Shem Tov, venu spécialement nous raconter des histoires sur la vie de son maître. Reb Yankel, vous avez la parole. »
Reb Yankel se leva, heureux de pouvoir enfin parler de son maître. Il embrassa l’assistance d’un regard généreux et voulut commencer à raconter. Il ouvrit la bouche et… rien. Il ne se souvenait de rien ! La tête vide, il était incapable de raconter la moindre anecdote, le moindre petit souvenir… Le président, voyant son trouble, reprit la parole et dit à l’assistance : « Reb Yankel est certainement très fatigué par son long voyage. Après une bonne nuit de repos, il retrouvera toutes ses forces et toute sa mémoire et nous offrira une belle histoire. »
Le lendemain, au milieu du deuxième repas chabbatique, Reb Yankel se leva pour parler et, à nouveau, rien… rien que le vide. Le scénario se répéta encore une fois et, dès le lendemain matin, Reb Yankel, au comble de la honte, se vit raccompagné discrètement et froidement par son hôte.
Les chevaux commençaient déjà à se mettre en route quand Reb Yankel se dressa sur le marchepied de la voiture et se mit à crier : « Arrêtez, arrêtez, j’ai une histoire… »
On fit stopper les chevaux et, du haut de la voiture, Reb Yankel s’adressa au président, qui le regardait avec une étincelle d’espoir : « Il s’agit juste d’une anecdote, je ne sais pas si cela vous intéressera, mais enfin… » Le président l’encouragea d’un léger signe de la tête.
« Par une nuit d’hiver, le Baal Shem Tov me réveilla et me dit : “Reb Yankel, vite, attelle les chevaux, nous partons.” Dans le froid et la neige nous traversâmes de profondes forêts et, après quelques heures, nous arrivâmes devant une grande et belle demeure. Le maître entra et. Après une demi-heure seulement, il ressortit et me dit : “Nous rentrons !” »
En entendant cette histoire, le président se mit à pleurer, avec de grands sanglots. Reb Yankel le regarda, stupéfait. A travers ses larmes, le président vit l’étonnement se lire sur le visage des spectateurs et leur dit :
« Laissez-moi vous expliquer. La personne à qui le Baal Shem Tov vint rendre visite, c’était moi ! A l’époque, j’étais un personnage très important parmi les dirigeants de la ville. Mon rôle était alors d’organiser les conversions forcées, qui s’accompagnaient toujours de violences et de persécutions contre les Juifs. Quand le Baal Shem Tov fit irruption chez moi en cette nuit mémorable, j’étais en train de préparer un des décrets les plus cruels de ma carrière…
A peine entré, le Baal Shem Tov se mit à dire d’une voix de plus en plus forte : “Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand vas-tu faire souffrir tes propres frères ? Ne sais-tu pas que tu es un enfant juif rescapé d’un pogrom, recueilli et élevé dans une famille polonaise qui t’a toujours caché tes origines ? Le moment est venu de revenir vers tes frères et vers ta tradition.
” Profondément bouleversé, je décidai immédiatement de tout abandonner et de recommencer ma vie de zéro. Je demandai au maître : “Mais quand saurai-je que j’ai été pardonné de tous mes crimes ?” Le Baal Shem Tov me dit alors : “Le jour où quelqu’un viendra et te racontera cette histoire, tu sauras que tu as été pardonné…” » (Histoire hassidique racontée par Jacky Sussholz. )
L’invité
Jean Baumgarten est Directeur de recherches émérite (CNRS-EHESS), rattaché au Centre des Recherches Historiques (CRH). Il est l’auteur d’articles et d’ouvrages portant sur l’histoire culturelle du judaïsme ashkénaze, la littérature yiddish ancienne (Moyen Âge- XVIIIe siècle), l’histoire du livre juif.
Derniers ouvrages parus : La Naissance du hassidisme: Mystique, rituel et société (XVIII-XX° siècle), Albin Michel, 2006
_Le Petit monde. Le corps humain dans les textes de la tradition juive, de la Bible aux Lumières_, Paris, Albin Michel, 2017; Yosef della Reina : activiste messianique, Paris, Editions de l’éclat, 2018; Spinoza, philosophe grammairien, édité par Jean Baumgarten, Iréne Catach et Pina Totaro Paris, CNRS Editions, 2019; Minhagim, Custom and Practice in Jewish Life, ed. by Jean Baumgarten, Hasia Diner, Naomi Feuchtwanger-Sarig, Simha Goldin, Joseph Isaac Lifshitz, Berlin, de Gruyter, 2019.