Sur un mur de l’ancien tribunal de l’île de la Cité, un médaillon de bronze célèbre toujours Jacques Charpentier, le bâtonnier qui appliqua les lois antijuifs de Vichy.
Dans le petit monde des avocats, Jean-Louis Bessis s’est taillé une réputation d’empêcheur de tourner en rond. Le 3 décembre 2019, sur son blog hébergé par Mediapart, il l’a encore démontré en jetant aux robes noires un pavé dans la mare, rappelant qu’un symbole dérangeant hante toujours la grande galerie de l’ancien tribunal de Paris: la présence d’un médaillon de bronze à l’effigie de Jacques Charpentier.
Que vaut à cet ancien bâtonnier de la capitale, mort en 1974, l’insigne honneur de figurer sur l’un des murs de ce bâtiment de l’île de la Cité, symbole de la Justice par excellence? Elu en 1938 à la tête des avocats de Paris, il est pourtant l’homme qui a exécuté la politique de Vichy en 1940, impliquant la radiation d’avocats juifs et de ceux qui n’étaient pas nés de parents français.
Dans l’ouvrage collectif La justice de l’épuration (2008), l’historien Yves Ozanam rappelle le parcours complexe de Jacques Charpentier: orateur estimé, conservateur assumé, il est resté en fonction sous l’Occupation, du moins jusqu’à septembre 1943. A l’été 1940, relate Ozanam, l’une de ses propositions est plus radicale que la loi de Vichy relative aux avocats: elle « vise à exclure du Barreau les avocats qui ne sont pas nés de parents français, à l’exception de ceux qui ont servi en temps de guerre dans une unité combattante ou se sont particulièrement distingués dans l’exercice de leur profession ». *
Charpentier applique les lois de Vichy avec entrain, acceptant contre toute attente la discrimination et la rétroactivité – une « violation du droit sans précédent dans l’histoire du Barreau ». Plusieurs centaines d’avocats juifs et d’origine étrangère seront exclues du Barreau sans que le monde judiciaire proteste un seul instant, la cour d’appel confirmant la décision de l’ordre sans sourciller.
Charpentier: « au Barreau, il y a toujours eu une question juive »
Même si l’intéressé rejoint la clandestinité en 1943, après avoir échappé de peu à une arrestation par la Gestapo, il ne se dédie pas lorsqu’il rédige le récit de son bâtonnat en 1949: « Avant la guerre, nous avions été envahis par des naturalisés de fraîche date, presque tous d’origine orientale, dont le langage, commenté par les petits journaux, nous couvrait de ridicule, et qui apportaient, dans la conduite des litiges, les procédés de leur bazar. À cet égard, la politique de Vichy se rencontrait avec nos intérêts professionnels« . Il écrivait aussi dans le même livre qu' »au Barreau de Paris, il y a toujours eu une question juive (…) aggravée depuis quelques années, avec l’arrivée de réfugiés politiques qui, à la faveur des facilités apportées à la naturalisation, avaient gagné le Barreau. Ils avaient une conception de la justice très différente de la nôtre… »
Dans un billet publié en décembre, Jean-Louis Bessis conclut: « Le moment est peut-être venu de desceller cette effigie« . Une façon pour lui d’aller « au bout d’une démarche » entamée voilà dix ans, alors qu’il siégeait au conseil de l’ordre, comme il l’explique à L’Express. Déjà à l’époque, il s’était étonné du maintien de ce buste au sein du Palais: « Quand j’ai pris la parole lors d’une réunion, personne n’a réagi. Le bâtonnier d’alors, Jean Castelain, aurait pu décider du retrait du buste ou bien le sujet aurait pu faire l’objet d’un vote au sein du conseil. Il n’en a rien été ».
A Bruxelles, le Barreau s’était opposé à l’occupant
Étonnamment, Bessis reste le seul à regretter publiquement la présence de ce curieux hommage au sein de l’ancien tribunal, désormais siège de la cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation. « Je ne serais pas contre qu’on le retire du Palais », confie un ancien vice-bâtonnier, acceptant de s’exprimer uniquement sous le sceau de l’anonymat. Il rappelle que, confronté à l’époque la même politique antijuifs, le Barreau de Bruxelles s’était opposé à sa mise en oeuvre – le bâtonnier belge fut d’ailleurs arrêté et assassiné.
L’omerta dont ont souffert les institutions françaises sur cette question sensible de la guerre et de l’occupation ne semble pas s’être évanouie avec le temps: à part Bessis, personne ne se presse pour autant à demander haut et fort que l’effigie soit déboulonnée. Robert Badinter, par exemple, s’est depuis toujours intéressé à cette figure du monde judiciaire. Ayant prêté serment d’avocat en 1951, le futur ministre de François Mitterrand, qui rencontre Charpentier à cette époque – ils n’étaient pas amis, confie-t-il -, est revenu en 1997 sur la question de l’antisémitisme qui régnait alors au Barreau de Paris dans son livre Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats (1940-1944), publié par Fayard.
« Jacques Charpentier était un antisémite ordinaire, foncièrement antisémite, mais moins que d’autres, il passait même pour un libéral à côté de certains. Il était l’expression même de l’élite du Barreau. Le milieu judiciaire était antijuif et, avant tout, particulièrement xénophobe« , explique-t-il à L’Express, rappelant que le premier commissaire aux questions juives de Vichy, Xavier Vallat, était un avocat parisien. « Il ne faut pas oublier que dans le discours prononcé juste après la victoire de 1945 par le nouveau bâtonnier, destiné à commémorer les avocats morts pour la France, pas une seule fois le mot juif ne fut prononcé… « .
Pour Badinter, le décrochage « serait malvenu »
Jacques Charpentier, qui rêvait de l’Académie française, était « parfaitement méprisant » pour ses confrères mais aussi « talentueux » avocat, précise encore Robert Badinter. Ce dernier ne souhaite pas le déboulonnage du bâtonnier: « Ce serait malvenu. Je suis médusé de voir qu’on projette sur cette époque des visions d’aujourd’hui qui n’ont rien à voir avec la réalité de la guerre. Charpentier fut aussi un résistant ».
Ce « seigneur du Barreau », selon Badinter, rejoignit la résistance judiciaire dans la seconde partie de l’année 1943 et mériterait donc de rester accroché sur les murs du Palais, aux côtés d’une petite poignée de ses confrères, dont Vincent Moro-Giafferi, Gaston Monnerville ou encore Pierre Masse.
Bernard Vatier, qui fut bâtonnier de Paris (1996-1997), confirme cette position « complexe »: « Le livre de Robert Badinter avait provoqué la stupeur au sein du Barreau, c’était un déchirement de savoir que notre ordre s’était livré à de tels agissements. De jeunes avocats ont exigé que le conseil de l’ordre demande pardon, mais j’avais considéré que seules les victimes auraient pu le faire ».
Un communiqué fut néanmoins publié à ce moment-là: « Le conseil de l’ordre, conscient de ses responsabilités au regard de l’histoire du Barreau, s’incline devant la souffrance de ceux qui en ont été victimes ». « Nous n’avons pas la légitimité pour juger », conclut Vatier, tout comme le bâtonnier Christian Charrière-Bournazel (2008-2009): « J’avais été interpellé par une initiative individuelle pour ôter l’effigie de Charpentier, mais j’ai estimé qu’il serait plus légitime que les associations d’avocats déportés ou résistants me saisissent eux-mêmes. Personne ne l’a fait ».
A Drancy pour apporter les certificats de radiation
Rapportée par plusieurs anciens bâtonniers, une anecdote cristallise l’ambiguïté du personnage: Charpentier, qui venait à Drancy apporter leur certificat aux avocats internés dont il avait prononcé la radiation, avait un jour traversé les dortoirs pour aller saluer son ami Pierre Masse, qui avait été raflé et interné lui aussi dans les mêmes locaux. Ce dernier, qui fut avocat, sénateur et secrétaire d’Etat en 1917, mourra à Auschwitz.
« J’avais trouvé invraisemblable qu’on ait accroché en 1974 sur les murs du Palais le médaillon de Charpentier, qui avait exécuté les lois de Vichy contre les juifs. Du coup j’ai fait apposer à côté l’effigie de Pierre Masse, qui avait été candidat au bâtonnat sans avoir été élu, car il était juif. C’est Simone Veil qui dévoila son effigie, au cours d’une cérémonie, et Robert Badinter qui prononça le discours », se souvient Charrière-Bournazel. Hommage est donc rendu à Masse, mais Charpentier reste honoré…
De quoi faire bondir le président du Crif. Pour Francis Kalifat, « équilibrer l’horreur » en installant un déporté à côté de Jacques Charpentier n’a pas de sens. « Il aurait fallu plutôt mettre une plaque qui explique la situation, dit-il à L’Express. Regardez le préfet René Bousquet [secrétaire général de la police de Vichy en 1942 et 1943, NDLR]. Il a eu une carrière avant Vichy, et une carrière après. Mais est-ce qu’on trouve aujourd’hui dans une préfecture en France une statue de lui? J’estime que la vérité historique est faussée ».
Blagues à connotation antisémite
La permanence de ce médaillon pose aussi question à des membres du Barreau, qui s’en prennent au conservatisme forcené de l’institution. Certains voient dans l’immobilisme du corps l’expression d’une ambiance malsaine. Les remugles du passé ne seraient pas si loin, selon quelques voix qui préfèrent s’exprimer anonymement. Dans la boucle WhatsApp des membres du conseil de l’ordre de 2018, dévoilée en son temps par Le Parisien, fusaient des blagues à connotation antisémite. L’un des membres ayant posté des vidéos pornos avait été exclu du groupe. Mais pas l’auteur des saillies sur les juifs, un avocat réputé. Répondant à la question « tu as un problème avec les juifs? », il avait répondu: « Oui. Sur tous les sujets, en plus ».
« Cela renvoyait de manière claire à la question d’Israël. Sous couvert de plaisanteries, il a énoncé des propos clairement antisémites« , décrypte une avocate qui ne fait pas mystère, au sein de l’ordre, de son engagement pro-israélien. Une autre de ses phrases faisait bondir cette dernière: « S’ils pouvaient seulement rendre l’argent… » Les élus du Barreau avaient dédramatisé, sur le thème de la boucle « défouloir » où les membres du conseil se livraient au second degré pour « décompresser » entre eux. Circulez, il n’y a rien à voir.
Sentiment de malaise au Barreau
Parallèlement à l’affaire de la boucle WhatsApp, une succession de mini-événements, mis bout à bout, interroge. Ainsi, la remise en question, par le même avocat dont les messages ont choqué, de l’opportunité d’une motion du conseil de l’ordre sur Mireille Knoll [l’octogénaire juive assassinée à Paris en mars 2018, NDLR]. La proposition du Barreau de faire « membres d’honneur » deux confrères étrangers, qui auraient été en fait liés à une organisation palestinienne, a heurté également. Une autre fois, lorsque les membres de l’Union des jeunes avocats, qui présentaient lors de leur spectacle annuel des sketchs et chansons revenant sur la Seconde guerre mondiale, se voient incités à évoquer les avocats « déportés » plutôt que « radiés ». Histoire de ne pas mettre le doigt sur les éventuelles responsabilités du Barreau de l’époque…
La relation difficile avec Israël, où le voyage d’une délégation des avocats parisiens a même dû être reporté deux fois, pourrait elle aussi poser question. « L’influence d’avocats évoluant dans la sphère propalestinienne, engagés dans une délégitimation d’Israël, est-elle en train de déstabiliser petit à petit le Barreau de Paris? », s’interroge un de ces membres. Une série d’épisodes qui laissent une impression de malaise pour nombre d’avocats parisiens. Pendant que le bâtonnier antisémite (et en même temps… résistant) est toujours honoré par la présence de son médaillon de bronze, au mur de sa galerie du vieux Palais.
Par Laurent Léger et Thibaut Solano