C’est une des villes les plus pauvres de l’Hexagone et elle pourrait élire le fondateur du Collectif contre l’islamophobie en France, Samy Debah.
Pour certains observateurs, ce serait la première fois qu’un maire «communautariste» voire «islamiste», serait élu, même si pour la campagne il a lissé son discours. Et ce n’est pas par hasard qu’il se retrouve en position de force dans cette commune gérée depuis plus de vingt ans par des élus de droite lesquels sont accusés de pratiquer le clientélisme envers les communautés religieuses.
On ne peut pas rater son camion. Avec un code couleur rouge qui brouille les pistes et ferait penser à celui du Parti socialiste, il affiche en grand son nom et son visage : Samy Debah, #levraichangement. En ce dimanche matin d’avant municipales, le marché de Garges-lès-Gonesse est un lieu de campagne incontournable pour les candidats et leurs soutiens. Tous arpentent les allées, tracts en main. Mais l’équipe de Samy Debah est la plus visible, tous en coupe-vent rouge, postés à l’une des entrées du marché, toujours devant leur camion. Le marché du dimanche matin, qui propose nombre de tissus et de tapis, est un des rares moments de vie de quartier dans cette ville de banlieue parisienne, l’une des plus pauvres de France (avec un taux de pauvreté de 41 %), triste, avec ses immenses barres d’immeubles construites dans les années 1950.
Samy Debah est connu de tous ici. Une star locale depuis les dernières législatives. Il avait défié sur ses terres, dans cette 8e circonscription du Val-d’Oise, le baron socialiste François Pupponi, qui fut maire de Sarcelles, la commune voisine, pendant vingt ans, Il a été battu (Pupponi a bénéficié d’un « front républicain » contre Debah et a rassemblé 65,8 % des suffrages, contre 34,2 % pour Debah). Mais, dans cette ville même de Garges, Samy Debah a obtenu un score qui a surpris tout le monde : 56 %, contre 44 %. De quoi partir serein pour les municipales.
Pour discuter avec lui et son équipe sur le marché, on se fait passer pour des badauds. Nous lui avions demandé officiellement une interview pour Charlie Hebdo, mais – étonnamment ! – il ne nous a pas répondu. Ils sont fiers d’être si nombreux, 60 au total, à se relayer, plus que pour les autres candidats. Ils labourent le terrain : on voit le camion bouger, on pense qu’ils vont chercher de nouveaux tracts. « C’est pour que l’on soit vus un maximum », glisse l’une de ses soutiens.
Le camion fait des tours et des tours autour du marché, comme ça, pour rien, juste pour être vu. Et ça fonctionne. Quand on parle à des habitants dans les rues, tout le monde a forcément aperçu le camion en bas d’une tour. Il paraît qu’en 2017 il a réussi à faire se déplacer des gens qui ne votaient plus du tout. D’ailleurs, une mère de famille, que l’on croise au hasard dans la rue, et qui nous explique élever quatre enfants qui dorment tous dans la même pièce, nous confie : « Je ne pense pas voter, mais si je vote, ce sera pour lui. Il a fait une réunion juste à côté de chez nous, il a dit des choses intéressantes, il pense aux jeunes dans les quartiers. Il n’a même pas parlé de religion, moi, je suis chrétienne pratiquante, mais ça ne me dérange pas de voter pour lui. »
Lorsque l’on échange avec son équipe, il vient vers nous spontanément. Il se présente avant tout comme professeur d’histoire au lycée Simone-de-Beauvoir de Garges. On tente quelques questions. « Pourquoi certains disent que vous êtes communautariste ? » s’enquiert-on naïvement. « Ça fait trente ans qu’on dit des méchancetés sur moi. Si j’étais celui qu’ils décrivent, il y a bien longtemps que je ne serais plus fonctionnaire. Je suis au contact de jeunes gens, je représente une autorité… et on me laisserait encore à ce poste ? » répond-il. Pupponi s’est exprimé dans plusieurs médias, et même dans un livre, afin d’alerter sur lui, mais pour Debah, c’est plutôt du pain bénit. « De savoir que Pupponi m’attaque, c’est une très bonne chose, au moins, on sait que je ne suis pas son ami », raille-t-il.
Formé par les frères musulmans
Mais Samy Debah n’est pas un candidat comme un autre. « Communautariste », voire « islamiste », pour certains observateurs. Lui a menacé de porter plainte en diffamation envers quiconque l’affirme. Son parcours, pourtant, est intéressant à mentionner. « Il a été formé par les islamistes Frères musulmans, comme bon nombre de militants de sa génération, explique Bernard Godard, spécialiste de l’islam. Il n’en fait cependant plus partie. »
Surtout, il est le fondateur et la tête pensante du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), créé en 2003. C’était le vrai patron de l’association, plus encore que le médiatique Marwan Muhammad. Rappelons que le CCIF s’oppose au droit au blasphème, il s’était publiquement indigné des caricatures du Prophète dans Charlie Hebdo. Parmi les chevaux de bataille de l’organisation, l’abrogation de la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école. D’ailleurs, à la mort de Chirac, Debah n’a pas hésité à écrire sur sa page Facebook (post du 26 septembre) : « La mort est venue prendre celui qui a tué socialement des millions de femmes musulmanes avec la loi de 2003 interdisant le hijab à l’école. » « Le CCIF tient un discours qu’il prétend antiraciste, mais qui est en fait communautariste », explique Isabelle Kersimon, auteure d’une enquête sur le CCIF. « On peut dire qu’il est communautariste en ce qu’il mène un combat pour une visibilité de l’islam dans l’espace public, précise Godard. Toutefois, il n’est pas accro aux pratiques, si ce n’est pour s’en servir sur un plan identitaire, donc politique. »
Il y a clairement une continuité entre l’engagement de Debah au sein du CCIF et son engagement politique. « Quand il quitte l’organisation, en 2017, il explique qu’il va poursuivre un engagement politique qui s’inscrit dans une continuité du CCIF », explique Isabelle Kersimon. Sa candidature va donc bien au-delà des seules municipales. « C’est presque une campagne nationale pour lui », glisse un candidat qui veut garder l’anonymat. Certains estiment qu’il serait largement aidé par le CCIF et ses troupes pour cette campagne. « Elle prend une dimension nationale, c’est un laboratoire qui donnerait de la force à d’autres tenants de l’islam politique », poursuit notre source anonyme.
Pétition pour un commissariat
Que risquerait-il de faire s’il était élu ? « Favoriser le soutien scolaire dans les écoles coraniques, des menus halal partout, des horaires différenciés dans les piscines, voire interdire les cinémas… » : des candidats opposants dressent un portrait qui fait peur. Quoi qu’il en soit, on ne connaît pas encore son programme, qu’il risque de présenter au dernier moment. Malin, Debah ne met pas la religion en avant dans sa campagne. Il joue avant tout la carte du candidat intègre. Un autre candidat raconte : « Il a lissé son discours, il va sur des thèmes de droite, comme la sécurité ; il plaît aux personnes âgées. Il adapte son discours en fonction des gens. Il sait aussi comment parler aux jeunes qui ont un esprit revanchard, qui se sentent discriminés. » Pour la candidate soutenue par LFI, Paméla Hocini, à qui Debah a proposé une alliance qu’elle a refusée, « il est un candidat de droite et populiste. Il parle de l’insécurité comme Sarko ». Sur son site, la seule chose mise en avant, c’est une pétition en faveur… du retour d’un commissariat de plein exercice à Garges. Et tant pis si le commissariat n’entre pas dans sa compétence de maire. Selon nos informations, ses équipes feraient du porte-à-porte pour faire signer cette pétition dans les barres d’immeubles, sans même dire qu’elle est de son initiative. Il joue la carte de la sécurité, donc, et de la proximité. « Vous voyez cette piscine, derrière vous ? Ça fait trois ans qu’elle est fermée, les enfants doivent aller dans la ville d’à côté, moi, je la rouvrirai », nous annonce-t-il. Et tant pis s’il est déjà prévu qu’elle rouvre en 2020, après trois ans de réhabilitation.
Pas de religion dans sa campagne ? Quand, un autre jour, on revient dans la ville, un vendredi, jour de prière, on croise soudain son camion, posté cette fois-ci… devant la plus grande mosquée de Garges, la Muette. Venir prier, c’est une chose, mais avec son camion de campagne garé devant ? Nous nous sommes procuré un tract qu’il avait diffusé spécialement pour l’Aïd, fête marquant la fin du ramadan, dans lequel il n’hésite pas à établir un lien entre religion et engagement politique, pour appeler les Gargeois à s’engager pour lui. « Alors que nous célébrons la fin du Ramadan, continuons de mettre en avant ces valeurs pour bâtir une ville meilleure pour tous. […] C’est pourquoi, je vous invite à rejoindre mon équipe pour qu’ensemble nous soyons plus forts. » Accessoirement, le tract a été rédigé en trois langues, en turc, en arabe et en ourdou, la langue officielle du Pakistan.
Cette stratégie communautariste sera-t-elle payante ? Hussein Mokhtari, conseiller municipal d’opposition, candidat investi par le PS, estime que ce qui a joué la dernière fois en faveur de Debah, c’est surtout le vote anti-Pupponi. Mokhtari compte sur un « plafond de verre ». « Tous les musulmans ne votent pas Debah », assure-t-il. D’ailleurs, un habitant l’alpague dans la rue : « Il ne faut pas laisser la ville aux mains des intégristes, qu’est-ce qu’on va devenir ? »