Terreur extrême, destruction psychique : les violences physiques débutent toujours par des violences psychologiques. Or, aujourd’hui, les condamnations pour menaces ou harcèlements sont rares. La loi sur les violences conjugales, votée le 29 janvier à l’Assemblée nationale, pourrait changer les choses, avec la notion de suicide forcé.
Sans une préparation psychique destinée à la soumettre, aucune femme n’accepterait la violence physique. C’est cette préparation psychique, cette pression psychologique, cette violence des mots créant une situation de domination, qui conduit à la destruction morale d’un être, puis à la violence des coups, et hélas trop souvent, à la mort.
Par des microviolences, mensonges, sarcasmes, mépris, humiliations, dénigrement, insultes, isolement, état de dépendance financière, harcèlement, menaces, le libre arbitre de la victime et son regard critique sur la situation vont progressivement être altérés. Ce processus d’emprise entraîne chez la victime une altération de ses capacités de jugement, qui la conduit à accepter l’inacceptable, à tolérer l’intolérable. La victime se trouve alors dans l’impossibilité de nommer ce qu’elle vit, ce qu’elle peut tolérer ou pas. Les conséquences traumatiques sont considérables : s’opère une véritable rupture identitaire.
Ces victimes vivent alors dans un monde où les valeurs sont inversées, dans un monde distordu, avec une vision du monde tronquée : tout se passe comme si elles avaient subi un véritable «lavage de cerveau». Comme si leur cerveau avait été colonisé, territoire après territoire : estime de soi, compétences professionnelles, rôle maternel, aspect physique, entourage, famille, amis, argent. Tous les territoires sont occupés par celui dont l’objectif est de tout dominer, tout posséder, pour finalement tout détruire. Du terrorisme psychique où la victime est dépossédée de son essentiel : sa dignité. C’est à cela que mène irrémédiablement l’emprise, la perte de la dignité.
Et c’est précisément dans cet état de terreur intérieure extrême, de destruction psychique, que des femmes franchissent la porte de commissariat et gendarmerie pour déposer plainte. De grandes blessées qui doivent être traitées en tant que telles. On ne mesure pas assez le courage de chacune d’entre elles, brisant avec le peu de forces qui leur reste encore, l’emprise mentale dans laquelle elles sont enfermées.
Et lorsque la soumission par les mots ne suffit plus à l’agresseur à satisfaire son besoin de domination, la violence physique intervient, et s’installera de manière irréversible, au moment où les résistances psychiques de la victime ont cédé.
Les plaintes pour violences portent le plus souvent sur une scène ponctuelle de violence physique tirée du contexte : une claque, un coup, une menace, une injure. Or cette scène raconte une histoire, une vie faite d’insultes, de dénigrements, d’humiliations, de harcèlement, d’isolement, de pressions, de chantage. La violence physique est le symptôme visible de son ciment, son socle : l’emprise. Quand il y a violence physique, c’est qu’il y a forcément, systématiquement de la violence psychologique, une emprise.
Les plaintes doivent donc refléter la réalité de toutes les souffrances subies par ces victimes, ce qui n’est, hélas, pas encore le cas.
Pour l’année 2018, seulement 538 condamnations pour harcèlement (et à peine 290 peines avec sursis mis à l’épreuve). Alors que dans le même temps, 11 364 personnes ont été condamnées pour violences avec une incapacité totale de travail (ITT) égale 8 jours, 7 811 sans ITT, et 1 737 avec une ITT supérieure à 8 jours.
Alors que, logiquement, il devrait y avoir autant de condamnations pour violences avec ou sans ITT, que de condamnations pour harcèlement, dès lors que le principe est posé qu’il ne peut y avoir de violences physiques sans violences psychologiques et emprise.
Selon l’enquête «Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et les hommes», réalisée en métropole en 2015, 100 % des femmes subissant des violences physiques ou sexuelles subissent des violences psychologiques. Cette réalité doit devenir judiciaire.
L’inscription de la notion d’emprise dans le code pénal et le code civil prévue par la proposition de loi qui vise à mieux protéger les victimes de violences conjugales, adoptée à l’Assemblée nationale le 29 janvier, le permettra en posant, enfin, le principe selon lequel l’emprise relève de la même cruauté que les violences physiques et doit être traitée avec la même gravité.
C’est dans cet esprit qu’a également été adoptée l’incrimination du suicide forcé comme une nouvelle circonstance aggravante du harcèlement moral. Les peines sont alourdies à dix ans d’emprisonnement lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider.
Lorsque les capacités de jugement et le libre arbitre de la victime sont sévèrement altérés ; que ses appels à l’aide n’ont pas été entendus ; lorsque la souffrance a envahi chaque parcelle de son être, pour s’extraire de cette prison mentale, de cette incarcération invisible, le suicide, la mort, est la seule solution pour sortir de cet enfer, et la dernière de ses libertés. La victime se suicide comme un acte de libération de toutes les souffrances endurées. Mais aussi parce que la honte et la culpabilité lui deviennent insupportables. C’est précisément cela, le suicide forcé.
Selon le comité d’experts Psytel, qui a fourni une estimation dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, 217 femmes se seraient suicidées en raison des violences subies, en 2018. La même année, 121 féminicides directs. Un fléau.
Le suicide forcé est la conséquence traumatique la plus extrême du harcèlement moral et de l’emprise. Quand le langage devient violence, lui aussi peut conduire à la mort. Cela ne pouvait demeurer impuni.