Benjamin Sire dénonce l’abandon de la jeune Mila dans cette affaire qui représente tous les travers de la dérive identitaire actuelle..
Plus personne n’ignore aujourd’hui l’existence de l’affaire Mila, du nom de cette jeune fille de 16 ans dont la vie a été bouleversée après qu’elle ait diffusé une vidéo dans laquelle elle critiquait vivement et en termes fleuris l’islam, mais aussi l’ensemble des religions. Harcelée préalablement à la vidéo en raison de son homosexualité par un dragueur refoulé se revendiquant musulman, elle a depuis été victime de milliers de messages d’insultes et de menaces, voyant même l’ensemble de ses coordonnées, écoles comprises, être jetées en pâture à la jungle de la toile. Contrainte à la déscolarisation, recluse et faisant désormais l’objet de mesures de protection spécifiques, elle vit un drame dont personne ne peut mesurer l’ampleur exacte.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, et connaître réparation, si l’État avait immédiatement volé au secours de la jeune fille et si la communauté nationale avait condamné d’une seule voix les agissements des agresseurs de la lycéenne. Oui mais voilà, pour cela, encore aurait-il fallu qu’il subsistât un État, et sinon, au moins une communauté nationale à même de corriger l’inconséquence machiavélique de celui-ci. Or dans la fusée à plusieurs étages que représente cette affaire, tous les travers de la déliquescence identitaire, et de la désintégration du commun qui caractérisent notre époque, se sont exprimés pour donner à l’ensemble un tour hautement explosif.
Le premier fait marquant entourant cette affaire fut justement qu’il n’y en eut pas. La toile par l’entremise principale du réseau Twitter déversait nonchalamment sa haine à l’encontre de la jeune fille et nulle réaction d’importance ne se fit entendre, la laissant se noyer dans le marigot de la haine homophobe qui caractérise souvent les plus obscurantistes tenants des religions, l’islam ici en l’occurrence. Et puisqu’il s’agissait d’islam, le silence le plus assourdissant vint, comme de coutume, de la gauche, et les soubresauts d’intérêts de la droite, par l’entremise de sa frange la plus extrême.
Le premier média à donner la parole à la jeune fille fut le site occidentaliste Bellica, très vite rejoint par le chœur des sympathisants du Rassemblement National, Marine Le Pen en tête. Comme souvent, en pareil cas, cette réaction entraîna celle de quelques chroniqueurs de la «gauche du bien» qui, plutôt que de s’intéresser au sort de Mila, disqualifièrent son malheur par la simple origine de ses soutiens intéressés. Le mécanisme n’est pas nouveau et rappelle celui qui a récemment entouré l’affaire Ladj Ly que nous avons évoqué dans ces colonnes il y a peu de temps. Puisque les turpitudes anciennes du réalisateur des Misérables avaient été exhumées par des médias de droite, cela ne pouvait que signifier qu’il s’agissait d’un coup tordu contre la diversité et de faits ne méritant pas d’être révélés.
Pire, bien pire, le débat fini par se déplacer sur un terrain autrement glissant qui vit certaines voix, y compris dans le prétendu camp progressiste, condamner principalement la lycéenne pour ses propos insultants à l’égard des religions, comme si insulter une religion équivalait à en blâmer tous les adeptes personnellement, la croyance devenant ainsi une sorte de part intrinsèque de l’identité d’un individu et l’atteinte à Dieu une mise en cause répréhensible de la liberté de croyance.
On vit ainsi le responsable d’une association de lutte contre l’homophobie qualifier d’«inacceptable», non pas les menaces contre la jeune fille qu’il condamnait néanmoins du bout des lèvres, mais bien les propos de celle-ci après qu’elle fut harcelée… Puis vint le tour de l’inénarrable Abdallah Zekri, délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM), qui considéra carrément que Mila «l’a cherché, elle assume. Les propos qu’elle a tenus, les insultes qu’elle a tenues, je ne peux pas les accepter», la condamnant une seconde fois sans un mot quant aux menaces dont elle est l’objet.
Pendant ce temps, la presse du centre et de la gauche, comme le gouvernement, à l’exception de Marianne et de Marlène Schiappa, continuaient de regarder dans l’autre sens, alors que le débat s’enflammait de plus belle, éclairant chaque jour davantage le nœud sous-jacent de l’affaire, à savoir la résurgence de la notion de blasphème, pourtant enterrée de longue date par la loi du 29 juillet 1881. Mais le silence du gouvernement, contrairement à celui de médias ou de partis (comme le PS) habitués aux lâchetés et compromissions quand rode la peur de se voir qualifié d’islamophobe, relevait davantage d’une stratégie que d’une absence, en ces heures où les questions religieuses et la laïcité sont sans cesse interrogées et que le chef de l’État tarde à affirmer une position claire sur ces sujets.
Alors que deux courants s’affrontent dans le parti présidentiel, comme au sein même du gouvernement, l’Élysée semble chaque jour plus sensible à la petite sirène qui chante un peu partout en Europe, comme dans la sphère anglo-saxonne, une mélopée qui voudrait non seulement faire de la liberté religieuse un droit fondamental, mais de la religion elle-même un attribut de la personne, la rendant de facto inattaquable sans provoquer une réaction judiciaire. Et c’est en ce sens que s’est brisé le silence de l’État, par le truchement lointain du Procureur de la République de Vienne qui, en plus de la logique ouverture d’une enquête quant aux menaces subies par Mila, en ouvrait une autre, à l’encontre de la jeune fille pour «provocation à la haine religieuse», se référant alors sans doute à la loi Pleven du 1er Juillet 1972, relative à la lutte contre le racisme et introduisant le délit d’incitation à la haine, notamment quand elle est fondée sur la religion.
Et c’est à partir de là, bien que l’enquête ait été depuis classée sans suite, que l’affaire prend une autre dimension, faisant passer le classique silence, soit apeuré de la gauche, soit militant des indigénistes et autres gauchistes, comme les imprécations de l’autre bord, pour des anecdotes. Même si on ne résiste pas au plaisir de citer l’excuse hilarante du rédacteur en chef des Inrocks, qui explique le désintérêt de sa rédaction pour l’affaire au prétexte que le journal se serait recentré sur la culture depuis un moment, alors que ses colonnes regorgent pourtant de papiers traitant de faits sociétaux.
La salve la plus révélatrice est arrivée de tout en haut, par la voix de Nicole Belloubet, Ministre de la Justice qui, le 29 janvier déclare au micro de BFM TV: «l’insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de conscience». Ce scud ne doit rien au hasard. Abondamment commenté sur les réseaux sociaux, il prend la ministre dans un bad buzz. Tantôt accusée de faire le jeu des islamistes et des bigots de tous poils, tantôt condamnée pour sa lâcheté, tantôt raillée pour sa supposée méconnaissance de la loi, Nicole Belloubet se voit contrainte de rétropédaler le lendemain, regrettant que son expression ait pu être «maladroite ou lapidaire». Problème, son aggiornamento gêné n’est pas à la hauteur des attentes et tend à prendre ses interlocuteurs pour des idiots. Elle prétend dans un premier temps ne jamais avoir remis «en cause le droit de critiquer la religion», ce qui est pourtant l’exact sens de ses propos précédents, et embraye ensuite sur son refus d’accepter «la haine et le rejet de l’autre», comme si cela avait un rapport avec les mots de la jeune Mila, qui n’a rien fait d’autre que de critiquer la religion. Ainsi, en souhaitant se racheter, la Ministre, sans doute par ailleurs à l’origine du renoncement à l’enquête contre Mila par le procureur de Vienne, ne fait que confirmer en creux ce qu’elle avait dit la veille. Dans son esprit, relayant la petite musique anglo-saxonne du Président de la République et les différentes interventions du bien mal nommé Observatoire de la Laïcité, elle considère qu’il serait sans doute appréciable de traduire dans le droit français l’évolution actuelle du droit européen sur la liberté religieuse. Ses propos secondaires, se voulant être apaisants, correspondent à la réaction courante d’un politique ayant constaté que le pays n’était pas encore prêt à considérer comme acceptable son ballon d’essai, mais ayant instillé dans le débat une petite musique qui sera sans doute rejouée périodiquement dans les prochains temps. Certains ont dénoncé une faute politique dans ses différentes sorties, à plus forte raison qu’elles ont été applaudies par certains tenants de l’islamisme politique, comme la journaliste Feiza Ben Mohammed. Mais si faute il y a, c’est une faute assumée qui risque de déboucher sur une nouvelle saison sur le même thème. Car, qui peut croire qu’une femme, professeure de droit, ancienne membre du Conseil Constitutionnel, Ministre de la Justice, n’ait pas une connaissance aiguë de l’état du droit en cette matière? Personne hormis quelques naïfs qui hantent les réseaux en quête d’existence.
Pendant ce temps, très loin de ces considérations, la pauvre Mila est toujours en danger, comme en témoignent les propos de son avocat Richard Malka, également conseil de Charlie Hebdo, qui alerte sur le fait que la jeune fille n’arrive toujours pas à trouver un nouvel établissement scolaire où sa sécurité pourrait être préservée. Elle n’a que 16 ans, bon Dieu.
Par Benjamin Sire
Benjamin Sire est compositeur. Il est membre du Conseil d’Administration du Printemps Républicain.