La région de New York connaît une vague de violences antisémites inspirée non pas par les suprématistes blancs mais par des mouvements nationalistes noirs.
Le 10 décembre 2019, quatre personnes ont été assassinées à Jersey City, près de New York, par un couple afro-américain inspiré par l’idéologie antisémite d’un mouvement séparatiste noir, les Black Hebrew Israelites.
Après avoir abattu un policier, David Anderson et Francine Graham ont visé un supermarché casher, où ils ont tué deux membres de la communauté juive ultra-orthodoxe locale ainsi qu’un immigré équatorien qui travaillait dans la boutique.
«Brutes» aux «paquets d’argent»
Quelques jours après l’attaque, une élue de la commission scolaire locale, le Board of Education, s’est indignée sur Facebook qu’il y ait tant d’émotion après ces meurtres alors qu’il y en avait eu si peu «quand les brutes de la communauté juive» sont venues avec «des paquets d’argent» pour acheter des maisons dans un quartier afro-américain.
Joan Terrell-Paige a avancé que les tueurs du supermarché casher –qui ont été abattus par la police– avaient un message important à exprimer. «Aurons-nous le courage d’explorer leur message […] et de faire cesser les attaques contre les communautés noires des États-Unis?», demandait-elle dans son post, depuis effacé.
Le gouverneur du New Jersey et le maire de Jersey City lui ont demandé de démissionner, mais Joan Terrell-Paige demeure à son poste et a refusé de s’excuser. L’élue a bénéficié du soutien de certaines personnalités locales, qui ont affirmé qu’elle voulait simplement lancer un débat sur la spéculation immobilière.
«Ses remarques étaient une invitation à ce que la ville discute honnêtement de ce qui a mené à un incident aussi horrible», a déclaré John Flora, un candidat démocrate au Congrès.
Les criminels ne vivaient pourtant pas à Jersey City et leurs écrits antisémites ne mentionnaient pas de problèmes locaux de logement: ils accusaient les juifs de «contrôler le gouvernement» et d’être à l’origine des violences policières contre les Noir·es.
Embarras de la gauche
Plusieurs journaux de la communauté juive ont déploré un deux poids, deux mesures, expliquant que les personnalités politiques de gauche avaient beaucoup plus de mal à dénoncer l’idéologie antisémite quand elle venait d’Afro-Américain·es et non de suprémacistes blancs.
Dans Forward, la journaliste Batya Ungar-Sargon écrit: «Dans le combat contre l’antisémitisme, vous ne pouvez pas toujours accuser vos ennemis habituels.» Pour la gauche américaine, la communauté afro-américaine, elle-même victime de racisme, est une alliée politique, d’où une certaine gêne.
La situation est compliquée par le fait qu’il existe réellement des tensions entre personnes noires et juives liées au logement, aussi bien à Jersey City que dans d’autres villes de la région.
Les prix à Brooklyn étant trop élevés, des membres des communautés ultra-orthodoxes de différents quartiers ont commencé à s’installer dans des villes avoisinantes, et des résident·es afro-américain·es se sont plaint·es d’investisseurs et d’agents immobiliers qui frappaient régulièrement aux portes pour encourager les habitant·es de quartiers noirs à vendre leurs maisons. Le maire de Jersey City avait fini par interdire ce genre de démarchage.
Le 28 décembre, dix-huit jours après l’attaque de Jersey City, un schizophrène afro-américain a blessé cinq hommes, dont un encore dans le coma, à l’intérieur de la maison d’un rabbin de la communauté juive ultra-orthodoxe de Monsey, près de New York. Après son arrestation, les enquêteurs ont retrouvé des écrits personnels antisémites, dans lesquels il exprimait notamment de la sympathie pour Adolf Hitler.
Comme dans le cas de Jersey City, l’assaillant était inspiré par le mouvement des Black Hebrew Israelites, un groupe religieux considérant que les Afro-Américain·es sont les véritables descendant·es des Hébreux de l’Ancien Testament et que les Juifs sont des imposteurs, parfois qualifiés de «diables». Des groupes de cette mouvance sont fortement antisémites et accusent entre autres la communauté juive d’avoir financé l’esclavage.
Résurgence des tensions
L’année 2019 a été particulièrement violente pour les ultra-orthodoxes de la région de New York, avec des dizaines d’agressions souvent accompagnées d’insultes antisémites. En tout, 214 plaintes pour incidents antisémites ont été déposées à New York l’an passé, contre 182 en 2018.
Le maire new-yorkais Bill de Blasio a annoncé le déploiement de forces de l’ordre supplémentaires dans ces quartiers de Brooklyn: «Les membres de la communauté verront des policiers devant les lieux de culte et dans les rues. Nous devons donner aux gens un sentiment de sécurité et leur montrer que cette terrible vague d’incidents ces dernières semaines sera endiguée.»
Aux États-Unis, la majeure partie des crimes antisémites violents sont perpétrés par des suprémacistes blancs –comme lors de l’attaque contre une synagogue de Pittsburgh en octobre 2018, dans laquelle onze personnes avaient perdu la vie. Ces derniers mois dans la région de New York, en revanche, ce type d’agressions étaient principalement le fait d’Afro-Américain·es.
Dans plusieurs quartiers de Brooklyn, les populations noires et juives ultra-orthodoxes coexistent depuis des décennies, mais elles ont connu des épisodes de violence dans les années 1990 et les tensions refont de temps en temps surface.
À Crown Heights, en 1991, le décès d’un jeune Noir accidentellement renversé par une voiture conduite par un Loubavitch avait mené à trois jours d’émeutes et au meurtre d’un étudiant juif.
Terreau complotiste
«De nombreuses attaques antisémites ne viennent pas de l’extrême droite mais de personnes non blanches immergées dans des théories du complot antisémites qui sont tout aussi infondées, virulentes et dangereuses que celles qui sont diffusées par les nationalistes blancs», souligne la journaliste Jane Coaston dans Vox.
C’est à cause de ce terreau idéologique que les communautés juives ultra-orthodoxes, qui ne sont pas les principaux agents de la gentrification dans la région de New York, sont parfois accusées d’en être entièrement responsables.
La plupart de ces théories du complot trouvent leur origine dans un influent livre de propagande publié en 1991 par Nation of Islam, le principal groupe séparatiste noir aux États-Unis, intitulé La Relation secrète entre les Noirs et les Juifs –un ouvrage cité en France par des personnalités comme Dieudonné ou Alain Soral.
On peut y lire que la communauté juive est la principale responsable de la traite esclavagiste, qu’elle est à l’origine de la création du Ku Klux Klan ou qu’elle contrôle les médias et l’économie. L’influence de ces allégations mensongères n’est pas négligeable: en 2018, un élu municipal afro-américain de Washington avait dû s’excuser après avoir dit que «les Rothschild contrôlaient le climat».
Malgré tout, le leader de Nation of Islam, Louis Farrakhan, qui défend ces idées, entretient des relations cordiales avec certaines personnalités politiques de gauche. Des fondatrices de la Women’s March avaient par exemple assisté à quelques-uns de ses discours et refusé de le condamner.
Initialement, cette proximité gênante n’avait été mentionnée que dans la presse conservatrice et juive, et il avait fallu attendre une confrontation télévisée sur le sujet pour que le scandale prenne de l’ampleur.
Dangereux déni
Dans le New Yorker, l’historien David Nirenberg est revenu sur le danger de ce genre de déni: «Je pense que ce qui est actuellement dangereux, c’est si à droite, on pense que seule la gauche est antisémite pour ses critiques d’Israël, et si à gauche, on pense que seule la droite est antisémite à cause du nationalisme blanc. […] Le véritable danger est d’imaginer que c’est seulement chez les autres que l’antisémitisme est actif, et donc de ne pas pouvoir le déceler dans son propre groupe politique.»
Après les incidents de décembre, quelques articles ont tenté de clarifier la situation en rappelant le contexte des tensions entre communautés afro-américaine et juive ultra-orthodoxe dans des villes de la région de New York, où l’installation de familles juives religieuses a mené à des transformations rapides (construction de nouveaux logements, disputes sur les budgets scolaires) à l’origine de nombreuses tensions.
Le problème est que dans certains cas, ce contexte semblait utilisé pour relativiser les actions violentes. Aux yeux de l’éditorialiste du New York Times Bari Weiss, il est essentiel de reconnaître que les actes de violence antisémite sont avant tout motivés par une idéologie de haine, et non par des dynamiques socio-économiques.
«Imaginez si après l’horrible massacre à El Paso, qui était motivé par la haine des immigrés et des hispaniques, la presse avait dit que le massacre était lié à des tensions communautaires, que c’était compliqué et que c’était un problème d’inégalités économiques, ce genre de discours aurait été immédiatement condamné, fait-il remarquer. Et pourtant, c’est le genre de rhétorique qu’on entend actuellement au sujet des violences antisémites.»