Ce jour, le Parisien présente à ses lecteurs un dossier exceptionnel en trois volets sur l’antisémitisme en France : un reportage, un interview de Haïm Korsia et un état des faits réel à Sarcelles.
Antisémitisme : 34% des juifs de France se sentent menacés
Moqueries, injures, agressions… Selon une étude inédite de l’Ifop pour Fondapol et l’American Jewish Committee que nous dévoilons, le quotidien des juifs de France est devenu très préoccupant : 34 % se sentent menacés. Un phénomène qui frappe particulièrement les 18-24 ans.
Ce sont des chiffres qui ne laisseront pas Emmanuel Macron indifférent, alors qu’il entame jeudi sa première visite officielle en Israël à l’occasion du cinquième Forum mondial sur la Shoah et du 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz. Selon une étude inédite conduite par l’institut Ifop pour la Fondation pour l’innovation politique et l’American Jewish Committee, dont nous dévoilons les résultats, un tiers (34 %) des Français de confession ou de culture juive déclare se sentir régulièrement menacé, en raison de son appartenance religieuse. A comparer avec un modeste 8 % dans la population française en général.
C’est le premier enseignement, édifiant, de cette radiographie. « La société française est devant une poussée de l’antisémitisme », alerte Dominique Reynié, directeur de la Fondapol. Les faits sont là, avec 541 actes recensés en 2018, contre 311 en 2017, soit un bond de 74 %. Début décembre, une centaine de tombes ont été profanées à coups de croix gammées dans un cimetière juif alsacien. « Depuis le début des années 2000, on n’a pas réussi à descendre sous la barre des 350 actes par an », constate Simone Rodan, présidente de l’AJC France. Et ce ne sont là que les faits dûment déclarés.
Or, selon ce baromètre, sept Français juifs sur dix confient avoir été déjà victimes d’un acte antisémite. Près des deux tiers (64 %) indiquent avoir subi une agression verbale au moins, que ce soient des moqueries ou des injures, et presque un quart (23 %) une agression physique, des gifles, des coups ou des bousculades. Des faits qui ont le plus souvent lieu en pleine rue et dans les transports publics mais aussi, plus préoccupant, au sein des établissements scolaires ou sur le lieu de travail.
L’élément le plus inquiétant du baromètre? Les plus jeunes sont les plus concernés : 43 % des Français juifs de moins de 35 ans avouent se sentir menacés dans leur vie quotidienne. « Et si rien n’est fait, ces 43 % deviendront le chiffre toutes tranches d’âge confondues dans quelques années », met en garde Dominique Reynié. Les 18-24 ans apparaissent dangereusement surexposés : 84 % déclarent avoir subi un acte antisémite; 79 % une agression verbale; et même 39 % une agression physique. « Des proportions spectaculaires, qui montrent que ce phénomène est montant », achève le politologue.
«Un indice du mal-être de la société»
Pour se protéger, les juifs de France multiplient ce que l’étude appelle des « stratégies d’invisibilité » afin de se fondre dans la masse. On évite certaines rues ou certains quartiers (43 % des sondés). On renonce à afficher des symboles d’appartenance religieuse, par exemple apposer une mezouza sur sa porte (37 %). Un tiers se résigne aussi à ne pas porter de signe vestimentaire ostensible, comme la kippa (33 %). Un quart, enfin, préfère taire sa religion au travail. « Sans parler d’autres stratégies d’évitement, qui ne sont pas mesurées par l’étude, comme d’éviter d’utiliser les mots juif ou Israël en public », complète Simone Rodan de l’American Jewish Committee France.
Seul élément d’optimisme de ce sombre diagnostic, une prise de conscience semble se dessiner dans la population française en général, fruit probable des drames qui ont endeuillé tant la communauté juive que la communauté nationale. C’est Mohammed Merah qui abat en 2012 des juifs et des militaires. C’est la tuerie de Charlie Hebdo en janvier 2015, suivie par la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes.
Comme le constate le grand rabbin de France Haïm Korsia, « ce qui nous arrive est un indice du mal-être de la société ». Si 72 % des Français juifs interrogés par l’Ifop déclarent se sentir concernés par une recrudescence de l’antisémitisme, c’est aussi le cas de 73 % des citoyens en général. « Une note d’espoir », achève Simone Rodan, alors qu’on a comptabilisé plus de 7 000 départs (« alya ») vers Israël en 2014.
Ultime avertissement, toutefois, aux pouvoirs publics. Ce n’est pas vers l’exécutif que se tournent les juifs de France lorsqu’ils se sentent menacés. Dans leur écrasante majorité (77 %), ils font d’abord confiance aux associations (CRIF, Consistoire), aux forces de l’ordre (60 %), avant le chef de l’Etat (47 %) et le gouvernement (41 %).
Par Nathalie Schuck dans leparisien
«L’antisémitisme est un virus qui mute», déplore le grand rabbin de France
Haïm Korsia alerte sur le sentiment d’insécurité qui tenaille la communauté juive, poussant les plus jeunes notamment à dissimuler leur foi.
Une étude de l’Ifop pour Fondapol et l’American Jewish Committee révèle que 34 % des juifs de France se sentent menacés au quotidien. Un phénomène qui frappe particulièrement les 18-24 ans, dont 84 % affirment avoir déjà été victimes d’actes antisémites. Le grand rabbin Haïm Korsia dénonce Internet, « déversoir de haine sans limites ».
Un tiers des citoyens français de confession juive déclarent se sentir menacés. Vous le constatez au quotidien ?
HAÏM KORSIA. Vous n’imaginez pas à quel point. Nous avons alerté les pouvoirs publics depuis longtemps sur ce sentiment d’insécurité, qui est alimenté par des choses réelles : malheureusement, il y a eu des morts; malheureusement, les agressions sont récurrentes. Ce peut être quelqu’un qui fait la queue à l’épicerie et s’entend dire sale juif, sale race. Il y a une désinhibition incroyable. Après la marche de janvier 2015 ( NDLR : après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ), on aurait pu espérer un élan de fraternité. Paradoxalement, chaque agression antisémite provoque un effet réplique. Regardez les dégradations de cimetières …
Cette étude montre aussi l’ampleur des « stratégies d’invisibilité »…
Certains n’osent pas demander de congés à leur employeur pour les fêtes de Kippour ou Roch Hachana, car cela revient à dire ouvertement je suis juif. Les jeunes, surtout, l’ont intégré dans leur façon de penser. Certains ne portent plus de casquette pour ne pas être identifiés comme juifs. Ils sont formatés par la culture Internet, ils savent la violence immédiate des mots. Dans ma génération, cela n’existait pas. Je ne vivais pourtant pas dans des quartiers huppés de Paris, mais en banlieue : Meaux, Choisy-le-Roi, Orly-Ville, Grigny, c’était derrière chez moi !
Nombre d’actes antisémites se produisent dans l’enceinte des écoles…
Dans un livre publié en 2017 (NDLR : « Principal de collège ou imam de la République ? », éditions Kero), Bernard Ravet, ancien proviseur de collège à Marseille, rapportait qu’il avait dû dire à un élève juif, rentré d’Israël : ne viens pas dans cet établissement scolaire car c’est trop dangereux, on va te trouver un autre endroit. C’est un constat d’échec tragique ! Mais le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a toujours montré sa fermeté dans l’action en la matière.
Cette étude montre une prise de conscience dans la population. A quoi l’attribuez-vous ?
Parce qu’on ose en parler aujourd’hui. Dans les années 2000, lors de la seconde Intifada par exemple, il y avait une pudeur à dire les choses, on les minorait. Désormais, les Français ont pris conscience que ce qui nous arrive est un indice du mal-être de la société. Après les attentats commis à Toulouse par Mohammed Merah, après Charlie Hebdo, après l’Hyper Cacher, on n’avait pas décrété l’état d’urgence. On se disait que c’étaient des soldats, des journalistes, des juifs. Il a fallu, avec le Bataclan, que chacun se rende compte que tout le monde peut être une cible pour que l’état d’urgence soit mis en place. C’est sans aucun doute en étant unis que l’on pourra faire face.
Quel est le prochain combat, à vos yeux ?
Beaucoup a été fait, mais on a toujours une guerre de retard. Internet est un déversoir de haine sans limite, qui frappe d’abord les plus jeunes. Il faut un dispositif législatif. Regardez l’Allemagne : elle a fait le ménage en sanctionnant lourdement les hébergeurs. L’antisémitisme est un virus, il mute. La façon de lutter contre cette haine doit muter aussi.
Par Nathalie Schuck dans le parisien
Sarcelles : «Après 18 heures, quand la nuit tombe, on ne met plus la kippa»
A «La Petite Jérusalem », à Sarcelles (Val-d’Oise), beaucoup d’habitants de confession juive retirent tous les signes extérieurs quand ils sortent de leur quartier.
Dans le quartier surnommé la Petite-Jérusalem à Sarcelles (Val-d’Oise), la communauté juive, l’une des plus importantes d’Ile-de-France, est visible, décomplexée, assumée. Il y a des boucheries cacher, une librairie hébraïque, deux synagogues, des écoles privées juives… « Mais dès que vous passez de l’autre côté de la rue, il n’y a plus rien. Nous devenons invisibles », relève Yoann, 46 ans. Les kippas sont rangées dans la poche ou camouflées par une casquette.
Une sorte de réflexe nourrit par un « climat nauséabond et une appréhension », pense Jonathan. Et un traumatisme, aussi. En juillet 2014, une manifestation « pro-palestinienne », interdite, avait dérapé en émeute antisémite. Des dizaines de jeunes avaient attaqué la grande synagogue en balançant des cocktails Molotov et fumigènes en direction du lieu de culte. Depuis, la communauté juive se replie sur elle-même, envahie par une sorte de psychose. Sans qu’il n’y ait une recrudescence d’actes antisémites dans la commune, louée pour son « vivre-ensemble ».
Jonathan, 40 ans, entrepreneur dans le BTP, ne porte quasiment plus jamais sa kippa, par prévention. « Je ne la mets que pour aller à la synagogue. À mes enfants, je demande de n’avoir aucun signe extérieur religieux. J’ai trop peur qu’ils se fassent agresser, c’est une vraie angoisse. Vivons bien, vivons casher comme on dit ! » Son fils de 14 ans aurait été traité de « sale juif » en pleine rue il y a une semaine.
Le chef d’entreprise, d’origine séfarade, est exaspéré par la « bunkerisation » des lieux de cultes. Pointant du doigt l’immense palissade grise de la synagogue de Sarcelles, les caméras installées au coin de la rue… « On dirait une caserne, il y a un sas pour entrer. Devant les écoles juives, vous avez des militaires maintenant, se désole Jonathan. On se sent en danger, on a l’impression que l’on veut nous effacer. Donc il y a une réaction en chaîne et on se cache nous-mêmes. »
Aaron, Eykan, Elliron et Samuel, âgés de 16 ans et tous inscrits dans le lycée privé juif Ozar Hatorah, n’affichent aucun signe d’appartenance à la communauté une fois les pieds en dehors du quartier. En bas de leur immeuble, voisin de la synagogue, ils s’en vont jouer au football, sur un terrain à quelques centaines de mètres. « On va enlever la kippa sur le chemin », prévient Eykan.
Ils se conforment à des « règles » imposées par leurs parents. Et par eux-mêmes. « Après 18 heures, quand la nuit tombe, on ne met plus la kippa. Dans le tram, le RER ou le métro, pareil, confie Aaron. Ce sont des réflexes. Sinon, c’est trop dangereux. » « Moi, parfois, je mets une casquette pour camoufler, nuance Samuel. Il n’y a que dans ce quartier qu’on peut être tranquille, sans avoir peur de se faire insulter ou agresser. »
La Petite-Jérusalem, où la majorité des habitants de confession juive sont réunis, traduit un repli sur soi. « C’est un regroupement naturel. Ce n’est pas une envie d’exclure les autres ou de créer un ghetto. C’est par commodités, justifie Florence, 51 ans, professeur dans une école privée juive. La communauté se rétrécit. Avant, vous aviez des juifs dans tous les quartiers. C’est dramatique que les jeunes n’aillent plus n’importe où avec leur kippa… »
Mickaël, 46 ans, dit n’avoir « jamais été embêté ». Il refuse d’adapter sa tenue ou son comportement en fonction d’où il met les pieds. « Sauf quand je sens que c’est trop chaud, indique-t-il. Mais je considère que j’ai ma place dans la rue, comme tout le monde. Je ne veux pas me laisser intimider ou envahir par la peur. Je ne suis pas du genre à faire profil bas. »
Par Victor Tassel dans leparisien