Ruth Zylberman, du sang neuf au «209» rue Saint Maur

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Son documentaire sur l’immeuble parisien racontait le sort des enfants juifs traqués en 1942. Dans son essai, l’auteure en réveille le quotidien, de 1850 aux attentats de novembre 2015.

Un jour d’été de 2016, un vieil Américain juif, Henry Osman, revenu sur les lieux oubliés de sa petite enfance parisienne, demande à son interlocutrice : «Est-ce qu’il est possible alors que mes parents aient touché cette poignée ?» (celle de la porte cochère) ; et, désignant les pavés : «Est-ce qu’il est possible que mes parents aient marché ici ?» Un temps plus tard, il questionne : «Mais si mon père était marchand ambulant, il devait avoir un petit chariot. Est-ce qu’il le laissait dans cette cour ?» Avant de voir émerger de l’obscurité un souvenir unique, celui d’avoir été emmené aux bains publics par sa mère. C’est l’un des moments les plus forts du livre 209 rue Saint-Maur Paris Xeque Ruth Zylberman avait déjà filmés dans un documentaire sorti en 2018 (1). Ces questions sans réponses absolues, cette mise à nu d’une mémoire enfantine rendue amnésique par les chocs de l’histoire étaient bouleversantes.

Henri Osman, devenu Henry, orphelin rescapé de la Shoah, séparé de ses parents à l’âge de 4 ou 5 ans, habitait à cette adresse, située pas loin de la place de la République. Un immeuble dont Ruth Zylberman publie aujourd’hui «l’autobiographie», dans une tentative à la Perec d’épuiser un lieu typique de l’histoire populaire parisienne. Le documentaire s’était attaché aux enfants de l’immeuble victimes des nazis et de la police de Vichy. Dans son livre, fruit d’années de recherches, l’auteure née en 1971, dont la mère fut déportée enfant, brosse plus largement l’histoire du «209» depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à la gentrification du XXIe, en une approche à la fois rigoureuse et subjective. Si bien que le livre vibre de toutes les résonances des voix vivantes d’aujourd’hui comme de celles d’hier. On y entend le bruit des heurts violents sur les portes, dans les pires heures de la traque des Juifs, mais aussi l’appel du bistrotier du temps où il n’y avait qu’un téléphone dans l’immeuble et qu’il hélait depuis le dehors la personne que l’on cherchait à joindre, ou les coups de feu du 13 novembre 2015. Sourd également la rumeur des jours ordinaires, dans la grande cour qui relie les quatre bâtiments du «209» : les bruits de casseroles, les notes de musique des apprentis instrumentistes, les éclats de voix jaillissant de ces longtemps minuscules logements aux fenêtres ouvertes.

Gueule cassée

Le destin des enfants juifs de l’immeuble reste le cœur battant du livre, mais l’immeuble prend davantage corps aux yeux du lecteur grâce aux éclairages historiques. L’auteure fouille les archives départementales, de la police, de l’armée… Fait surgir un vaillant communard, Claude Payet, qui travaillait dans une fabrique au rez-de-chaussée, des auteurs de faits divers – une gueule cassée de la Première Guerre mondiale meurtrier de l’amant de sa femme, les tueurs d’un vieil homme en 1983 dépouillé de ses maigres économies.

Ruth Zylberman parle aussi des rencontres d’aujourd’hui : le gardien et les habitants du «209» se sont habitués à elle, elle est invitée à rentrer dans les appartements, parcourt les longs et étroits couloirs, descend à la cave, tendue dans sa recherche de l’esprit des lieux, au point qu’il ne paraîtrait pas étonnant que se dressent au détour d’un couloir des spectres d’un temps passé. La population du 209 reste encore contrastée : d’une part des vieux habitants, locataires, souvent immigrés ou descendants d’immigrés du Maghreb et du Portugal, et d’autre part des ex-trentenaires devenus propriétaires dans les années 2000 après une vente par lots. Ils ont abattu des cloisons, constitué de coquets appartements, bien loin des une-pièce prolétaires qui perdurèrent.

Sous l’Occupation, c’est un immeuble encore très populaire qui fut frappé par les déportations, dont celles de neuf enfants. En consultant les recensements, Ruth Zylberman quantifie à un tiers la population juive du «209» à la fin des années 30, soit une centaine de personnes sur trois cents, ouvriers ou petits artisans venus de l’Est, encore attachés à la langue yiddish. La moitié furent déportés, les autres réussirent à fuir, des enfants furent placés, mais certains restèrent dans l’immeuble.

Des figures de non-juifs apparaissent, des voisins souvent solidaires, au moins par le silence. La concierge, Yvonne Massacré, avait établi un code avec des gens cachés dans un appartement. Quand des policiers étaient dans les murs, elle balayait la cour d’une certaine façon. Les Dinanceau abritaient des Juifs, les nourrissait, famille étrange où le père et la mère étaient solidaires des persécutés et le fils une ordure engagée dans une organisation pro-nazis. Il y avait aussi «la muette», la sœur de Mme Coignard, une prostituée, qui lors des descentes de police signalait par écrit toutes les portes des habitants visés.

Détective

Charles Zelwer, Odette Diament, Berthe Rolider, Albert Baum… Ruth Zylberman retrouve la trace, grâce à sa pugnacité et quelques médusants coups de chance, de certains des enfants juifs survivants du «209». Elle tire des fils, recoupe les informations, se rend à Tel-Aviv pour interviewer Odette Diament, 12 ans en 1942, une femme lumineuse à la mémoire intacte, elle va voir dans l’Etat de New York Henry Osman qu’elle a identifié comme étant le petit garçon au manteau rouge brique qu’Odette voyait passer dans la cour. Elle retrouve Berthe et sa fille en Australie, communique par Skype. On lui donne des tuyaux, parfois les souvenirs sont inexacts, elle appelle ça des faux «souvenirs-valises», tout est si loin. Les proches des survivants décédés apportent des éléments d’information. Ainsi Robert, un veuf, qui témoigne à partir d’un texte de sa femme, Hélène, adolescente en 1942, de la claustration de celle-ci pendant deux ans dans une pièce de 6 m2.

L’auteure mène aussi un véritable travail de détective. Quelle était l’identité de cette femme «aux yeux verts» qui mit un tout petit enfant dans les bras de la concierge alors qu’on l’arrêtait ? Ce «bébé» septuagénaire, René Goldsztajn, on le voit en 2016 lors des retrouvailles au «209» des survivants. Il se cache derrière la visière de sa casquette, il est submergé d’émotion, et comme l’Américain Henry, il fouille désespérément la mémoire de ses jeunes années : rien ne subsiste du visage de ses parents.

(1) Les Enfants du 209 rue Saint-Maur, visible sur la boutique Arte.

Frédérique Fanchette

Ruth Zylberman 209 rue Saint-Maur, Paris Xe. Autobiographie d’un immeuble Seuil-Arte Editions, 448 pp., 23 €.

Source liberation