Pour l’auteur de « Sapiens », rien ne sert d’idéaliser le passé, même si nos ancêtres préhistoriques pouvaient avoir des vies enviables…
Dans le phénoménal « Sapiens » (Albin Michel), Yuval Noah Harari a raconté comment, en 70 000 années à peine, une insignifiante espèce de primates a radicalement transformé la planète. Ecoulée à près de 10 millions d’exemplaires dans le monde entier et toujours dans les meilleures ventes en France quatre ans après sa traduction, cette « Brève histoire de l’humanité » ressort dans une édition de luxe avec illustrations en couleur. A cette occasion, nous avons interrogé l’historien israélien, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et également auteur des best-sellers Homo Deus et 21 leçons pour le XXIe siècle , sur ce que nos ancêtres préhistoriques ont à nous apprendre pour notre avenir.
Le Point : Grâce à Jean-Jacques Rousseau, nous nous représentons souvent les anciens chasseurs-cueilleurs dans un paradis perdu pacifique. Les découvertes archéologiques confirment-elles cette vision romantique ?
Yuval Noah Harari : Nous devrions nous méfier de l’idéalisation des anciennes sociétés. Les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire étaient parfois plus pacifiques que les sociétés agricoles et industrielles qui leur ont succédé, mais elles étaient aussi à des moments plus violentes. La chose importante est de réaliser que la violence n’était pas constante dans toutes les sociétés. Comme la France d’aujourd’hui est moins violente que l’Afghanistan, certaines tribus de l’âge de pierre vivaient en paix, alors que d’autres étaient engagées dans des conflits sans fin.
Il est aussi important de se souvenir que, dans les générations récentes, la violence a décliné de façon spectaculaire. Durant la majeure partie de leur histoire, les humains ont vécu sous la loi de la jungle où la paix n’était que l’absence temporaire de la guerre. Mais, durant les dernières décennies, l’humanité a réussi à abroger cette loi et à sortir de la jungle. Nous avons construit l’ordre globalisé d’inspiration libérale qui, en dépit de nombreuses imperfections, a permis l’ère la plus prospère et pacifique de notre Histoire. La paix ne signifie plus l’absence temporaire de la guerre, mais l’impossibilité même de la guerre. Il y a de nombreuses nations que vous ne pouvez plus imaginer entrer en conflit l’une contre l’autre, comme la France et l’Allemagne.
Il y a toujours des guerres dans certaines parties du monde. Je viens d’Israël, je le sais très bien. Mais cela ne doit pas nous aveugler sur le tableau d’ensemble. Nous vivons désormais dans un monde où la guerre tue moins de personnes que les suicides et où la poudre à canon est moins dangereuse que le sucre. Le citoyen français moyen risque bien plus de mourir d’un excès de Coca-Cola que d’une bombe d’Al-Qaeda. La plupart des Etats – avec des exceptions notables, comme la Russie – ne fantasment même plus sur des conquêtes et annexions de pays voisins. Ces pays peuvent ainsi se permettre de consacrer moins de 2 % de leur PIB au secteur de la défense, tout en dépensant bien plus pour l’éducation ou la santé. Malheureusement, nous nous sommes tellement habitués à cette situation merveilleuse que nous la prenons pour une garantie, et nous devenons très négligents. Plutôt que de tout faire pour renforcer ce fragile ordre global, les Etats le délaissent et même le sapent de manière délibérée. Cet ordre global peut encore tenir quelques années, mais, si on continue comme ça, il s’effondrera, et nous nous retrouverons à nouveau dans la jungle de la guerre omniprésente.
Auteur d’« Homo domesticus » (La Découverte), le politologue anarchiste James C. Scott explique que les chasseurs-cueilleurs nomades avaient une vie bien plus heureuse que leurs successeurs vivant sous l’autorité d’un Etat. De plus en plus d’écologistes assurent aussi que l’humanité n’aurait pas dû adopter l’agriculture et le mode de vie sédentaire au néolithique. Ce que vous nommez la « révolution agricole » aurait-elle été une erreur ?
Cela dépend de votre point de vue. La révolution agricole a rendu la vie des rois et des prêtres bien meilleure, mais, pour le paysan moyen de l’ancienne Egypte comme pour celui de la France médiévale, l’existence est devenue pire. Les agriculteurs travaillent plus dur que les chasseurs-cueilleurs ; en « retour », ils ont un plus mauvais régime alimentaire, ils sont bien plus exposés aux famines et aux épidémies, ils souffrent bien plus des inégalités politiques et de l’exploitation sociale. Même aujourd’hui, il y a des centaines de millions de personnes dans les pays en développement dont la vie est plus difficile que celle des chasseurs-cueilleurs de l’âge de pierre.
Oui, les ouvriers dans les ateliers du Bangladesh dorment dans des maisons et regardent la télévision, mais ils travaillent douze heures par jour, dans des usines bruyantes et polluées, en effectuant des tâches monotones et déprimantes. Si leurs ancêtres préhistoriques pouvaient voir leurs conditions de vie, je ne pense pas qu’ils seraient envieux. Ils préféraient aller en forêt pour chercher des champignons et chasser les cerfs. Mais ce qui a été fait est fait. Nous ne reviendrons pas en arrière. Si nous abandonnions l’agriculture, 99 % des humains mourraient de faim. Plutôt que s’adonner à des fantasmes nostalgiques, nous devrions nous assurer que les bénéfices de la révolution agricole – comme ceux de la révolution industrielle et de la révolution de l’IA – soient mieux répartis entre les humains.
Dans « Sapiens », vous avez rappelé à des millions de lecteurs qu’Homo sapiens a toujours été un « tueur en série écologique ». Notre espèce a entraîné l’extinction de la moitié des grands mammifères terrestres avant même d’inventer la roue. Cela signifie-t-il que nous sommes une malédiction pour notre planète ? Devrions-nous même arrêter de faire des enfants, une idée de plus en plus populaire chez les écologistes ?
L’essor des humains a depuis le départ été un désastre pour la plupart des animaux sur Terre, sauf exceptions, comme les rats et les cafards. Mais la cruauté du passé n’est pas une fatalité pour l’avenir. Nous pouvons et devons prendre de meilleures décisions. Il n’est pas trop tard pour prévenir un effondrement écologiste, il n’est pas trop tard pour créer un monde où les humains peuvent prospérer aux côtés des autres animaux ! Ce qui ne signifie pas que nous devrions arrêter d’avoir des enfants. La crise écologique n’est pas la conséquence du fait d’avoir des enfants, mais la conséquence de l’éducation que ces enfants ont reçue. Je sais aussi que des personnes, notamment en Europe, ont des inquiétudes opposées, s’alarmant des taux de fécondité en déclin. Il y a 10 000 ans, il y avait seulement 10 millions d’humains dans le monde entier. Il y a un siècle, c’était moins de 2 milliards.
Aujourd’hui, nous approchons les 8 milliards. Il n’y a pas de pénurie d’humains. Certains craignent qu’avec la chute des taux de fécondité il n’y ait plus assez de travailleurs jeunes pour soutenir les personnes âgées. Or, avec les robots qui vont remplacer les humains dans de nombreux emplois, la peur d’une main-d’œuvre déclinante deviendra sans doute hors sujet, et le gros problème sera plutôt le chômage. Avoir moins de personnes va ainsi être une bénédiction, car cela signifie que vous pouvez accorder à chacune d’elles plus d’attention et que vous pouvez mieux investir dans leur éducation. Vu les révolutions technologiques qui nous attendent, je pense que les pays qui réussissent à élever un petit nombre d’individus fortement qualifiés seront en meilleure position que ceux ayant un nombre élevé de personnes non diplômées.
Propos recueillis par Thomas Mahler