Après une série de trente-cinq actes antisémites et profanations de tombes, la gendarmerie cherche encore les auteurs.
Il s’appelait Roger Cahn. Il avait 88 ans. Il était le dernier juif de Westhoffen. C’est ici, dans ce village d’un peu moins de 1 700 âmes du Bas-Rhin, qu’il est mort il y a un an. Ici qu’il repose parmi les 700 tombes que compte le cimetière israélite de la commune, vieux de cinq siècles, vestige d’un autre temps, à l’époque où résidait l’une des plus importantes communautés juives d’Alsace. Avec la mort de Roger Cahn, c’est une part de l’histoire de la campagne alsacienne qui disparaît.
A peine plus d’un mois après la pose de sa stèle, dans la nuit du 2 au 3 décembre, 107 sépultures ont été profanées, taguées à la bombe noire de croix gammées et du nombre « 14 » (un symbole des suprémacistes blancs) sur l’une d’elles. « Il doit y avoir un nid de nostalgiques du IIIe Reich en activité dans la région », avance le maire, Pierre Geist.
C’est le dernier acte antisémite d’une série qui secoue l’Alsace depuis le début de l’année : trente-cinq en 2019 (quatre profanations et trente et une inscriptions) contre quatorze en 2018, seize en 2017, neuf en 2016 et dix en 2015. Une recrudescence qui suscite de nombreuses interrogations et vient percuter de plein fouet « la cohabitation pacifique qui existe entre les différentes communautés religieuses de la région », regrette le grand rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin, Harold Abraham Weill.
Westhoffen, Quatzenheim, Herrlisheim, Dieffenthal, Mommenheim, Schaffhouse-sur-Zorn… Dans ces petits villages du Bas-Rhin, plantés au milieu des champs de maïs, les signes d’une forte présence du judaïsme sont à la fois visibles et impalpables. Car les habitants de confession juive sont partis, la plupart se sont installés dans les villes, principalement à Strasbourg, qui abrite une communauté d’environ 19 000 membres (sur un total de 20 000 personnes dans le Bas-Rhin), chaque année plus importante (une cinquantaine de nouvelles familles par an).
Résultat, « les jeunes générations voient du juif partout mais n’en connaissent plus aucun ! », se désole Tania, Strasbourgeoise de 39 ans. « Elles ne connaissent les juifs qu’à travers de vieux cimetières, une soixantaine dans le Bas-Rhin, ou de vieilles synagogues », abonde le grand rabbin Weill. De quoi alimenter tous les fantasmes antisémites, largement nourris par des « individus néonazis de nationalité allemande qui traversent la frontière pour venir ici diffuser leurs idées malsaines », explique le préfet de la région Grand-Est et du Bas-Rhin, Jean-Luc Marx, qui a lui-même été la cible d’une douzaine de graffitis antisémites ces derniers mois (« le youpin, dehors »).
Groupe politisé et organisé
Les enquêtes, confiées à une cellule spéciale de la gendarmerie, piétinent. Malgré le déploiement d’importants moyens humains et techniques, les auteurs n’ont pas encore été identifiés. Maurice Dahan, le président du Consistoire du Bas-Rhin parle « d’omerta », d’autres évoquent « le silence complice » de certains habitants. « Il y a zéro témoignage, même anonyme, ce qui est inhabituel en effet », confie le préfet Marx, tout en évoquant « l’histoire compliquée et paradoxale » de l’Alsace, à la fois « terre d’accueil » et « terre de rejet », ballottée au fil des siècles entre deux pays et annexée par l’Allemagne nazie entre 1940 et 1944.
Le projet de collectivité européenne d’Alsace annoncé fin 2018 par le premier ministre, Edouard Philippe, a par ailleurs contribué à réveiller les aspirations autonomistes de certains. Le préfet parle d’un « climat de Brexit alsacien ».
« La présence de l’extrême droite est ici très ancienne et continue d’exister », rappelle Jean-Yves Camus, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques spécialiste des nationalismes et des extrémismes en Europe. A peine dissous en avril, le mouvement d’ultradroite Bastion social – né à Lyon, il disposait d’une antenne strasbourgeoise depuis fin 2017, qui comptait entre vingt et trente membres actifs – s’est ainsi localement reformé dans la foulée sous le nom de Vent d’Est. « Il n’est pas impossible que nous assistions à la résurgence d’un fond antisémite autonomiste qui a très fortement existé entre les deux guerres », avance Roland Ries, maire (ex-PS) de Strasbourg. Plusieurs murs de la ville ont également été couverts de tags antisémites ces derniers mois.
Actes isolés de mineurs alcoolisés sans colonne vertébrale politique ou œuvre d’un groupuscule néonazi structuré ? Les enquêteurs privilégient la seconde piste. Les indices tendent en effet à démontrer qu’il s’agit d’un petit groupe d’adultes politisé et organisé, qui connaît bien la région et maîtrise la littérature d’extrême droite.
En témoignent les inscriptions en lettres majuscules rouges découvertes sur les murs de la mairie du village de Rohr (350 habitants) au petit matin du 26 novembre, soit une semaine seulement avant la profanation du cimetière de Westhoffen : « Cim juif Westhoffen EWK ». « EWK ? Je ne savais pas ce que ça voulait dire ! Personne ici ne le sait ! », s’exclame le maire, Jean-Luc Toussaint. EWK pour « European White Knights » (« chevaliers blancs européens »), un mouvement issu du Ku Klux Klan.
Ou encore la référence au « plan Kalergi » (le nom d’une théorie du complot qui porte sur la disparition programmée de la population européenne blanche) retrouvée sur une tombe du cimetière de Quatzenheim en février. Quant au graffiti « ZOG » pour « Zionist Occupation Government » (théorie antisémite sur l’existence d’un complot juif), il a été inscrit il y a un an sur l’une des tombes vandalisées du cimetière israélite d’Herrlisheim.
Des cibles « faciles »
« La théorie du mineur qui a bu et qui ne sait pas ce qu’il fait serait une erreur de lecture », estime Christian Libert, le maire de Quatzenheim. « Ça ne tient pas », approuve son homologue de Rohr, qui reçoit chaque année depuis cinq ans une mise en garde de la préfecture l’invitant à se méfier des rassemblements XXL de néonazis allemands, notamment à la date anniversaire de la mort d’Hitler, qui, « traqués » dans leur pays d’origine, louent des salles municipales en Alsace-Moselle sous des prétextes fallacieux pour se réunir ou organiser des concerts.
En février 2015, cinq mineurs ont été interpellés puis condamnés à des peines de huit à dix-huit mois de prison avec sursis pour avoir profané 300 tombes du cimetière de Sarre-Union (Bas-Rhin). On les a d’abord crus alcoolisés et non politisés avant de mettre en lumière leurs motivations haineuses. Quatre ans après les faits, lors d’une expertise judiciaire, « leur antisémitisme patent » a été de nouveau révélé, assure Maurice Dahan, du Consistoire. « Ils se défendent en disant : “vous”, entendez les juifs, “faites tout ça [une action en réparation des dommages] que pour de l’argent” ! »
De l’ancienne synagogue de Quatzenheim, il reste une maison à colombages qui abrite un logement et un bureau d’architecte. De l’ancienne école confessionnelle juive subsiste une maison aux murs bleus occupée par un couple et ses enfants. De la communauté juive, qui représentait autrefois près de 70 % de la population, il ne reste qu’une famille.
Dans la forêt de tombes recouvertes de mousse qui composent la partie ancienne de cet autre cimetière juif, il ne reste rien des tags antisémites qui ont recouvert 80 sépultures en février, juste des carrés blancs, ultimes témoignages de l’outrage nettoyé, effacé. Dans ce petit village d’un peu moins de 800 habitants, personne n’a rien vu, rien entendu.
« Ça s’est passé la nuit, un soir clair de demi-lune, ils n’avaient même pas besoin de lampes torches, et à cette heure-là, tout le monde dort ! », déclare Josette Prim, adjointe au maire, dont la maison a vue sur le cimetière. « Tout se sait dans les petits villages, c’est donc impossible que ça vienne de chez nous », martèle le maire, Christian Libert. « Nous ne sommes pas complices !, lance Pierre Geist, le maire de Westhoffen. J’ai activé tous mes réseaux, aucune information ne remonte. Face à la suspicion, une douzaine de personnes se sont spontanément présentées pour me jurer qu’elles n’avaient rien vu. »
« La plupart de ces cimetières sont très anciens et par essence peu fréquentés, ce qui en fait des cibles “faciles” », souligne le politologue, Jean-Yves Camus. C’est la raison d’être du projet des Veilleurs de mémoire. Face à la multiplication des profanations, une vingtaine de bénévoles – non juifs – issus des villages concernés se sont déjà engagés dans le Haut-Rhin depuis un an. Leur mission ? « Signaler toute anomalie sur les cimetières israélites et leurs abords », est-il énoncé dans une charte.
Travail « de mémoire »
Le dispositif est en cours d’installation dans le Bas-Rhin. Professeurs, retraités, pasteur… Ils ne sont pas là pour se substituer aux forces de l’ordre, mais pour assurer une présence et les prévenir en cas d’activité suspecte. « Plus largement, il s’agit aussi, en impliquant les populations locales, de lutter contre la haine et d’éveiller les consciences alsaciennes », précise Frédéric Bierry, président (LR) du conseil départemental du Bas-Rhin. Même si, pour l’instant, peu de jeunes se présentent.
Face à la déconnexion d’une partie de la jeunesse avec son histoire locale, tous plaident pour un travail « de mémoire », qui doit aller bien au-delà de la visite du camp de concentration alsacien du Struthof. « Aujourd’hui, on ne peut plus faire appel aux témoins directs car ils ont presque tous disparu, rappelle Frédéric Bierry. Il faut trouver d’autres moyens de sensibiliser. » « Il s’agit de rendre l’histoire à nouveau palpable », insiste le grand rabbin Weill.
C’est ce que Laurence Jost-Lienhard a entrepris. Voilà quatre ans que cette professeure d’histoire-géographie du lycée Adrien-Zeller de Bouxwiller, situé à une quarantaine de kilomètres au nord de Strasbourg, a décidé de se plonger – et ses élèves avec – dans les archives administratives de l’établissement scolaire. Egalement maire du petit village voisin de Bosselshausen, elle a passé des dizaines d’heures à dépouiller des centaines d’enveloppes – la première année avec une classe de littéraires, la seconde avec des élèves de langue régionale d’Alsace, la troisième et la quatrième années avec une classe de sciences et technologies du management et de la gestion – pour retracer l’histoire de Maurice Bloch, un ancien professeur du lycée déporté à Auschwitz par le convoi 62 du 20 novembre 1943 et décédé trois jours plus tard.
« La communauté juive locale s’est effacée de la mémoire des jeunes, constate-t-elle. A travers ces recherches, j’aborde le sujet non pas en faisant un cours des religions, mais en entrant par l’histoire locale – pas forcément toujours très reluisante –, en utilisant le patrimoine local, en rencontrant des membres de la communauté juive, en entrant dans une synagogue, en incarnant l’histoire… » De ce long travail est né un documentaire d’une vingtaine de minutes intitulé Kaddish pour un prof. Plus de cent élèves sont crédités au générique. Au lycée désormais, tout le monde parle de « Maurice ». « En reconstruisant sa vie, on lui a redonné son humanité. »