A Jérusalem, ONG et pouvoirs publics encouragent les juifs ultra-orthodoxes à s’intégrer dans le monde du travail. Visite d’un coworking haredi.
Des fauteuils aux couleurs acidulées, un open space équipé de rangées d’ordinateurs, des salles de réunion, un coin cuisine…. Implanté au cœur de Jérusalem, Bizmax ressemble à un banal espace de coworking comme il en existe aujourd’hui dans toutes les grandes capitales occidentales. Mais ici, aucune chance de croiser un hipster arborant une marque branchée de baskets ou un tee-shirt à la mode. Vêtus de redingotes ou de costumes sombres, portant une barbe et, parfois, des papillotes, les occupants de Bizmax appartiennent tous à la communauté ultra-orthodoxe, ceux qu’on appelle en Israël les haredim, les « hommes qui craignent Dieu ». « Nous sommes ici dans un WeWork ultra-orthodoxe. C’est un espace qui permet aux membres de notre communauté de travailler sans renoncer à leurs valeurs », explique le rabbin Nechemia Steinberger, le directeur de Bizmax. « Chez nous, c’est 50 nuances de noir. Moi qui suis corrompu, je porte une veste gris foncé », plaisante-t-il. Les lieux respectent aussi un principe fondamental du mode de vie haredim : hommes et femmes vivent dans des espaces strictement séparés.
Volontairement coupée de la modernité et de la vie séculaire, la communauté ultra-orthodoxe possède ses propres écoles, ses magasins à elle. Télévision et Internet n’y ont pas droit de cité. Les hommes se consacrent traditionnellement à l’étude des textes sacrés tandis que les femmes élèvent des familles très nombreuses. Les choix de vie – notamment celui de son futur conjoint – sont décidés par la communauté. Depuis une quinzaine d’années, cette société éloignée de la modernité a toutefois dû évoluer : privés d’une partie des subventions qui étaient allouées aux familles très nombreuses, une partie des hommes a abandonné la yeshiva, pour prendre un emploi. Résultat, près de 80% des femmes et 51% des hommes haredim travaillent aujourd’hui, alors qu’ils n’étaient que 50% et 38% en 2004.
Poids démographique grandissant
Il n’empêche, l’intégration économique de cette population, notamment masculine, reste un défi, d’autant que le poids démographique de la communauté ultra-orthodoxe ne cesse de grandir. Rassemblant 1 million de personnes en 2018, soit 12% de la population, cette minorité devrait doubler d’ici à 2030 en raison de sa très forte natalité (7,1 enfants par couple), trois fois supérieure à celle des juifs laïcs. Elle représentera alors 16% de la population israélienne, prévoit le Bureau central de statistiques.
L’ouverture du centre d’affaires Bizmax, inauguré en 2017 est l’une des réponses apportées par l’Agence de développement de la ville de Jérusalem à ce double enjeu. Avec la fondation Kemach et la fondation Achim, deux ONG œuvrant pour l’insertion économique de la communauté haredim, l’agence cofinance le fonctionnement des lieux. « Les ultra-orthodoxes ont l’habitude d’apprendre beaucoup. Certaines compétences sont toutefois difficiles à rattraper », observe un de ses représentants. Centré sur l’étude des textes religieux, l’enseignement prodigué dans les écoles haredim ne comporte en effet ni mathématiques, ni sciences, ni anglais.
Projets féminins
Chez Bizmax, les hommes désireux de trouver rapidement un emploi peuvent suivre une remise à niveau courte dans ces disciplines. Ils seront ensuite aiguillés dans leurs recherches par l’agence de placement Kivun – dont une section se trouve dans l’immeuble Bizmax. Ceux qui le souhaitent peuvent obtenir des bourses pour se lancer dans un cycle d’étude professionnel ou académique. Troisième possibilité, les créateurs d’entreprise bénéficient d’un accompagnement dans l’accélérateur Bizmax. « Le profil type ici, c’est un homme de 25 ans ayant déjà trois enfants, qui crée sa première entreprise », observe Nechemia Steinberger.
Très concentré sur les hommes, les plus éloignés du marché de l’emploi, Bizmax encourage aussi les projets féminins. Longtemps cantonnées à des emplois peu qualifiés ou à des postes d’enseignement, compatibles avec leurs obligations maternelles, celles-ci se frottent aussi peu à peu à d’autres environnements professionnels. « Née en Floride, je suis arrivée à Jérusalem à l’âge de quatre ans. Mon mari étudie la Torah », se présente ainsi Shaina Kilva. Traits pâles tirés par la fatigue, ventre proéminent, cette jeune femme de 29 ans, enceinte de son sixième enfant, a fondé un réseau de femmes comptables haredim. « Au départ, nous étions un groupe Google. Notre réseau, principalement virtuel, compte maintenant 1.000 membres« , explique-t-elle fièrement.
L’intégration économique n’expose-t-elle pas les haredim au risque de trahir leur mode de vie – une rupture qui concerne 4% des ultra-orthodoxes ? « Certains radicaux pensent que l’activité professionnelle comporte un risque de sécularisation. Nous voulons leur prouver qu’il est possible de travailler tout en conservant nos valeurs », rétorque le rabbin Nechemia Steinberger.