Joseph K. publie 1100 pages d’« entretiens, conférences, textes rares, inédits » de Georges Perec, où il est question de jazz, de littérature, d’Astérix et du « computeur pour tous ». Georges Perec, le génie de la littérature française, mais quel bonheur de le retrouver !!!
Ceux qui s’imaginent que l’auteur de « la Vie mode d’emploi » n’a écrit que des romans divinement bizarroïdes, des lipogrammes en forme de polars, des poèmes oulipiens et des grilles de mots croisés, se fourrent le doigt dans l’oeil. La preuve par un énorme pavé de Perec, qui rassemble, aux éditions Joseph K., sur près de 1100 pages, toutes sortes d’« entretiens, conférences, textes rares, inédits ».
Mireille Ribière, qui a passé des années à rassembler et annoter tout ça, n’a pas perdu son temps. On y trouve toutes sortes de choses, dans cette somme. Des articles oubliés, des transcriptions d’interviews à la radio, des causeries données dans des universités australiennes, des manuscrits inachevés. Autant de pépites plus ou moins dégrossies, mais qui, chacune à sa manière, témoigne de l’intelligence supérieure d’un grand écrivain mort beaucoup trop tôt, à 45 ans, le 3 mars 1982.
Ici, ce sont des chroniques parues dans « Arts » au milieu des années 1960, plus ou moins à la manière des « Mythologies » de Roland Barthes, où Perec dénonce « la dictature du whisky », fait un « Eloge du hamac », propose à Goscinny et Uderzo un synopsis pour leur prochain « Astérix », trace l’« Esquisse d’une théorie des gadgets », s’en prend au « terrorisme des modes », s’interroge sur la signification profonde du « Hit-parade », ou encore, dans une revendication prophétique, réclame haut et fort « le computeur pour tous » :« Nous nous permettons donc d’exiger des inventeurs, gadgeteurs, promoteurs et autres drugstoristes qu’ils nous fournissent sans plus tarder en ordinateurs de poche, moyenneurs d’appartement, mini-perforatrices et autres computeurs personnalisés, qui sauront prendre en charge les trop nombreuses actions pour lesquelles on s’en remet encore à notre esprit de décision ou à celui de soi-disant spécialistes, ou pour lesquelles on croit encore aux vertus de la spontanéité : choix d’un film à voir, d’un roman à lire, d’un restaurant à découvrir, d’un cadeau à faire, la disposition des convives autour d’une table, la répartition des chambres lors d’un week-end à la campagne – toutes ces décisions capitales, et bien d’autres, seront grandement facilitées par l’utilisation des techniques de pointe de l’information. (…)
Moins aléatoire que les horoscopes, et tellement plus humain que l’I.F.O.P., le computeur pour tous, portatif, transistorisé et obligatoire, voilà la solution pour l’avenir ! »
Là, c’est une lettre écrite à Maurice Nadeau, datée du 12 juin 1957, soit plusieurs années avant que Perec lui confie le manuscrit des « Choses » : Car malgré mes propres échecs, malgré le climat de mépris ou d’incompréhension totale dont je suis entouré dans ma famille, je crois que je peux écrire, je sais en tout cas que c’est pour moi le seul moyen de me réconcilier avec moi et le monde, d’être heureux ou simplement encore de vivre. D’ailleurs qu’importe ce que je crois ou ce que je sais !
A force d’écrire, je finirai par atteindre quelque chose de bon – c’est l’essentiel -.
Là, c’est un entretien-fleuve, où l’auteur de « Je me souviens » parle de jazz avec Philippe Carles et Francis Marmande. Et là, une rencontre avec Patrice Delbourg, auquel l’écrivain autodidacte de « Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? » expose un CV peu spectaculaire : Je n’ai pratiquement pas fait d’études, je n’ai jamais été reçu à un examen. Le projet d’écrire m’est venu très tôt, vers dix-huit ans. C’est quelque chose qui ne s’apprend pas.
On voit par là que Perec ne manquait pas de volonté. Il ne manquait pas non plus de modestie. Voir sa réponse à Jean-Louis Ezine, qui lui dit « vous êtes un peu notre Honoré de Balzac » : Merci, merci. Remarquez, Balzac voulait faire concurrence à l’état civil, moi, c’est simplement aux dictionnaires.
Ailleurs encore, également honnête et lucide, il précise sa situation sociale : La littérature prolétarienne est écrite par les prolétaires. Moi, je suis un petit-bourgeois. Si je suis un prolétaire, je suis un prolétaire de l’écriture. Je suis un prolétaire de l’écriture puisque j’écris pour un éditeur qui gagne de l’argent sur mon dos, ça c’est évident.
« Moi, je suis un petit-bourgeois. » Cette question-là, à l’évidence, le travaille. Et quand une question travaille un homme aussi génial que Perec, ça donne quelque chose. En 1965, ça a donné « les Choses », ce bref chef-d’oeuvre de sociologie et de style qui valut à un obscur documentaliste du CNRS de remporter le prix Renaudot à 29 ans.
En marge de son roman, deux mois avant de recevoir le Renaudot, Perec venait précisément de rédiger un texte où il s’interroge sur cette étrange espèce de gens qu’on appelle « intellectuels de gauche ». Ce texte, inédit, figure dans le volumineux « Georges Perec » publié par Joseph K. En voici de larges extraits, en exclusivité sur BibliObs.
Grégoire Leménager
Georges Perec : Entretiens, conférences, textes rares, inédits, textes réunis, présentés et annotés par Mireille Ribière, avec la participation de Dominique Bertelli, Joseph K., décembre 2019, 1104 p., 39 €.
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