Dans son livre Leibowitz ou l’absence de Dieu, Daniel Horowitz explore la pensée politique et religieuse – controversée en Israël – de Yeshayahu Leibowitz. En quoi consiste sa foi paradoxale? Entretien.
Causeur. Vous venez de publier Leibowitz ou l’absence de Dieu, un livre consacré à Yeshayahu Leibowitz, un scientifique et intellectuel israélien décédé il y a 25 ans, très controversé dans son pays et peu connu en dehors d’Israël. Pourquoi vous intéressez-vous à l‘homme et à sa pensée ?
Daniel Horowitz. La pensée de Yeshayahu Leibowitz se situe au carrefour des deux questions les plus fondamentales que pose la condition humaine : comprendre comment le monde fonctionne d’une part, savoir pourquoi il fonctionne ainsi d’autre part. La science permet de trouver des réponses à la première de ces questions. La recherche scientifique est à la fois possible et infinie, parce que toute découverte ne fait au fond qu’ouvrir de nouvelles questions. Quant à comprendre le pourquoi du monde, ou plus simplement pourquoi il (et donc moi) existe, ou encore, en d’autres mots, à chercher à savoir si la vie a un sens, cette chose-là ne relève d’aucun savoir. Dès l’âge de raison j’ai compris qu’il était illusoire de s’en remettre à la religion pour tenter de résoudre cette énigme, parce que je savais intuitivement que le sens de la vie n’était pas une question à poser à qui que ce soit d’autre qu’à soi-même ; que la vie nous était donnée sans mode d’emploi ni sens, mais que nous pouvions lui en donner un à condition de le vouloir. Partant, l’homme a le devoir vis-à-vis de soi-même de se libérer de la contingence au moyen de sa volonté. C’est dans ce sens que le judaïsme de Leibowitz est un existentialisme et c’est pour cette raison que sa pensée m’intéresse et pourrait – je l’espère – intéresser d’autres.
Une déconstruction minutieuse du judaïsme démontre que la pensée juive des origines n’a jamais eu d’objectif autre que celui d’éradiquer l’idolâtrie. Sa fonction a été de graduellement remplacer les idoles par un Dieu transcendant, abstrait, absent, et finalement, selon moi, inexistant… C’est ainsi qu’existe dans le judaïsme une dialectique qui va de Moïse à Spinoza en passant par Maïmonide, dont l’aboutissement logique est l’athéisme. Cette conclusion n’est pas celle de Leibowitz – un juif croyant et pratiquant -, mais c’est néanmoins celle qui s’impose au travers de sa pensée si on pousse sa logique jusqu’au bout.
C’est justement sa conception d’un Dieu extérieur et « indifférent » au monde qui n’apporte ni consolation ni réponse aux grandes questions de l’existence qui vous permet de s’en passer totalement. Cependant, une religion n’est pas uniquement une philosophie. En s’adressant à l’humanité entière (en principe) peut-elle faire l’impasse sur les besoins profonds – affectifs, psychologiques et sociaux – des croyants ?
A la question de savoir si une religion peut faire l’impasse sur les besoins des croyants, la doctrine de Leibowitz est que non seulement elle le peut, mais qu’elle le doit. Le judaïsme ne consiste pas à éluder les besoins des croyants mais à les transcender en leur faisant prendre conscience de la vanité de l’existence. Il n’est pas anodin de noter que parmi les 24 livres du canon biblique ce sont l’Ecclésiaste et Job qui figurent parmi les favoris de Leibowitz. La raison en est que l’absence de Dieu y est patente.
Le Dieu de Leibowitz n’est ni complice des humains ni « pourvoyeur de services ». En tant que scientifique il défend une conception mécaniste du Cosmos et exclut toute intervention divine dans la Nature ou dans l’Histoire. Son Dieu est transcendant et ne fait donc par définition pas partie du monde qu’il créa, tout comme l’architecte ne fait pas partie de la maison qu’il construit. Leibowitz constate «qu’il n’existe aucune corrélation entre ce qui arrive [dans la vie] et le fait de pratiquer la religion. C’est une réalité empirique avec laquelle aucun être doué de raison ne peut être en désaccord ».
Pourquoi croyait-il donc en ce Dieu absent ?
Parce que pour Leibowitz l’homme manifeste sa liberté ontologique en se défendant d’un monde contingent, absurde et dénué de signification. C’est pour cela que les 613 Commandements régissant la vie des Juifs ne servent pas à obtenir quoi que ce soit mais les pratiquer consiste en un art de vivre qui ne suppose aucune contrepartie, parce que c’est la pratique en elle-même qui est la contrepartie.
Nous sommes confrontés à l’absurdité de l’existence, mais cette évidence nous interpelle, parce qu’il y a quelque chose d’incompréhensible dans le fait même que tout en faisant partie du monde, nous soyons en mesure de le trouver absurde. La matière inerte, le monde végétal ou animal trouvent-ils également le monde absurde ? Nous n’en savons rien, mais l’angoisse que nous éprouvons à l’idée même de l’existence est indissociable de notre humanité.
Ainsi, ce n’est que quand l’homme parvient à la conviction que Dieu est absent du monde que se pose la question de la foi (on n’a pas besoin de croire dans l’existence du monde). Celle-ci est le fruit d’une décision, et non pas d’une Révélation (impossible par ailleurs car Dieu est extérieur au monde). Le paradoxe consiste en ce que la condition première qui fonde la foi est la certitude qu’il n’y a pas – et qu’il ne peut y avoir – de preuve de Dieu. C’est à partir de là, et de là uniquement, que la foi peut trouver une place dans la conscience humaine.
Pour vous Maïmonide, le scientifique et philosophe juif du 11-12e siècle a utilisé un double discours pour s’adresser au peuple d’un côté et a l’élite intellectuelle de l’autre. En conséquence, ses écrits « élitistes » et notamment le Guide des égarés sont ignorés par les écoles talmudiques et l’orthodoxie. Maïmonide avait-il tort de déguiser l’épouvantable vérité (la finitude et l’indifférence de Dieu) aux masses juives ?
Maïmonide est un guide spirituel mais aussi un homme de pouvoir qui voit dans le monothéisme un rempart contre l’idolâtrie, en particulier pour les masses incultes. C’est ainsi qu’il enseigne que « la Torah invite le commun des mortels à croire certaines choses dont la croyance est nécessaire pour la bonne marche de la société, comme par exemple que Dieu est irrité contre ceux qui lui désobéissent, et qu’il faut donc le craindre, le respecter et s’abstenir de le contrarier. Il faut donc distinguer entre croyances “vraies” et croyances « nécessaires ». Afin que la foi des gens simples se maintienne, la Torah permet qu’ils observent les Commandements dans l’espoir d’une récompense et s’abstiennent de pécher par crainte de la punition ».
Que peut trouver un Français vivant en France 2020 dans la pensée de Leibowitz ?
Le mérite de Leibowitz est d’avoir fait un immense pas conceptuel en ménageant à Dieu un espace métaphysique en dehors du monde. Il rend donc à Dieu ce qui est à Dieu et au monde ce qui est au monde. Cette vision a des conséquences politiques : elle implique une séparation radicale entre État et religion.
Pour Leibowitz l’Etat est un mal nécessaire qui n’a d’autre fonction que celle de régler les rapports entre citoyens. Il n’est pas là pour déterminer le bien ou le mal, le juste ou l’injuste, définir la morale ou décréter des valeurs. Par ailleurs Leibowitz estime que dans une démocratie il faut s’opposer à la censure sous toutes ses formes. Etant donné qu’il n’y a aucun moyen de déterminer qui est qualifié pour censurer quoi, à quel moment, et selon quels critères, la liberté d’expression doit être totale, y compris quand elle est heurte les âmes sensibles. Donner autorité à qui que ce soit de déterminer ce qui peut ou ne peut pas être dit ou montré est pour Leibowitz d’office et d’avance à exclure.
Si on évoque sa pensée politique, il faut rappeler ses idées concernant ce qu’on peut qualifier de la « Nation ».
Pour Leibowitz la notion du peuple relève d’une « conscience collective en référence à une continuité historique ». Un peuple est une entité intersubjective qui peut être une combinaison d’éléments ethniques, territoriaux, politiques ou linguistiques, mais n’a pas à argumenter de son aspiration à l’existence ni à s’en justifier ; il doit au contraire la défendre sous peine de disparaître.
A la manière leibowitzienne je dirais que la francité relève d’un sentiment d’appartenance à un peuple ancien pétri de grandeur et de souffrance, de magnificence et de déchéance, de conquêtes et de défaites, aussi bien sur le champ de bataille qu’au niveau de la pensée. Cette longue histoire a créé une conscience collective transmise de génération en génération par des Français de souche ou de nouveaux venus s’étant approprié la francité. A cela il faut ajouter que celle-ci est d’origine chrétienne, et que le nier serait l’équivalent de parler d’un triangle qui n’aurait pas trois côtés.
Propos recueillis par Gil Mihaely