Les organisateurs de la manifestation du 10 novembre le martèlent : les musulmans français seraient massivement montrés du doigt. Or, les enquêtes d’opinion montrent que si la discrimination est réelle, elle ne concerne heureusement qu’une minorité de musulmans, moins agressés en raison de leur religion que ne le sont leurs concitoyens juifs. François Kraus, directeur du pôle Politique/Actualités de l’Ifop, nous donne les détails. Entretien.
Daoud Boughezala. L’une des dernières études de l’IFOP semble donner raison aux organisateurs de la marche contre l’islamophobie du 10 novembre. En effet, 42% des musulmans de France ont déjà été victimes d’une discrimination liée à leur religion et se révèlent nettement plus discriminés que les non-musulmans…
François Kraus. Ce n’est pas si simple. Certes, l’ampleur des discriminations religieuses subies par les musulmans de France est nettement plus grande que dans le reste de la population française. Cela transparaît par exemple dans le marché du travail où l’on observe que près d’un musulman actif sur quatre (23%) a été discriminé au cours des cinq dernières années de sa vie professionnelle en raison de sa religion, soit une proportion cinq fois plus élevée que chez l’ensemble des Français (5,9%).
Mais au total, les discriminations et agressions religieuses subies par les musulmans vivant en France restent au quotidien un phénomène minoritaire : 42% des musulmans déclarent avoir fait l’objet d’au moins une forme de discrimination liée à leur religion au cours de leur vie. C’est beaucoup mais cela n’est pas un phénomène de masse.
Par ailleurs, ces résultats contredisent aussi l’idée que ces organisateurs de la manifestation ont essayé d’imposer dans le débat à public, à savoir que les musulmans seraient la minorité la plus ostracisée aujourd’hui en France, notamment en raison de « lois liberticides » que constitueraient à leurs yeux les lois de 2004 et de 2010.
Sans vouloir jouer le jeu de la concurrence victimaire chère aux identitaires de tous poils, on est bien forcé de constater que d’autres minorités sont aujourd’hui plus exposées que les musulmans à des agressions en raison de leur religion.
En effet, la comparaison de ces données avec celles observées pour les juifs en 2015 dans le cadre d’une enquête pour la Fondation Jean Jaurès montre que ce n’est pas chez les musulmans que les agressions liées à la religion sont les plus élevées en France. Presque trois fois moins de musulmans (24%) que de juifs (66%) ont déjà été victimes d’une agression verbale liée à leur religion. Et l’écart est encore plus net pour les agressions physiques: 7% des musulmans en ont subi en raison de leur religion contre 34% des juifs. Certes, en raison des différences de mode de collecte avec l’étude auprès des juifs et des légères nuances dans la formulation des questions, la comparaison entre les deux enquêtes est à interpréter avec prudence mais, au regard de l’ampleur des écarts, il est peu probable qu’un protocole identique en aurait changé fondamentalement les enseignements. De même, ces résultats montrent que si des processus discriminatoires affectent indéniablement les musulmans, notamment dans l’accès au logement et à l’emploi, ils n’ont jamais affecté plus de 30% des musulmans ayant déjà vécu une situation potentiellement discriminante. Même la discrimination la plus répandue – celle vécue lors de contrôle des forces de l’ordre est loin du seuil des 50%: 28% en ont été victimes parmi les musulmans ayant déjà été contrôlés, et à peine 13% parmi l’ensemble de la population musulmane. Aussi grave soit-il, le phénomène de « musulmanophobie » est donc heureusement encore loin d’être un phénomène de masse. En cela, ces résultats ne vont pas vraiment dans le sens de ce qu’affirment les organisateurs de la marche contre l’islamophobie du 10 novembre.
L’ « islamophobie » serait donc largement surestimée par les entrepreneurs communautaires types CCIF ?
Disons que ce n’est pas un mouvement prégnant qui affecterait la majorité des musulmans de France, comme certains collectifs associatifs essaient de le présenter.
L’ampleur de la musulmanophobie – terme plus approprié à mes yeux que « l’islamophobie » pour designer ces formes d’hostilité car il fait référence au rejet des musulmans en tant qu’individus et non à l’opposition à l’Islam qui, comme tout autre système de pensée, peut être critiqué – ne fait pas des musulmans la catégorie de la population la plus victime d’agressions en raison de leur religion. Tout en restant préoccupante, elle est loin d’être massive. Chez les protestants et évangéliques, 17% ont déjà été victimes d’insultes liées à leur confession, ce qui n’est pas si éloigné des musulmans (24%). Dans tous les cas, les juifs restent en France ceux qui subissent le plus d’agressions physiques ou verbales en raison de leur religion. Bref, non seulement le sort des musulmans actuels n’est pas comparable à celui des juifs sous l’Occupation mais il est aussi encore très éloigné de celui des juifs vivant dans la France des années 2010…
Distinguons bien discriminations et agressions. Pour résumer, beaucoup de juifs sont agressés en tant que juifs et une part des musulmans discriminés socialement en raison de leur confession. Dans ce dernier cas, la condition sociale modeste de bien des musulmans de France joue-t-elle en leur défaveur ?
Les musulmans de France forment une population très jeune. Ils ont un niveau de diplôme inférieur à la moyenne des Français, qui comprend beaucoup de personnes âgées ayant arrêté l’école tôt. Notre enquête brise d’ailleurs les idées reçues qui font des musulmans discriminés essentiellement de jeunes hommes vivant en milieu populaire. Or, les plus confrontés aux discriminations au logement ou à l’emploi sont les musulmans qui ont un niveau de diplôme élevé et qui veulent sortir des métiers et des ghettos sociaux qui leur sont assignés. En revanche, l’étude corrobore le lien observé entre visibilité et exposition à des agressions que Jérôme Fourquet avait pu mesurer pour les juifs portant une kippa régulièrement: 83% d’entre eux rapportaient avoir déjà été insultés en raison de leur religion, contre 37% chez les juifs n’en portant jamais… On retrouve en effet ce lien entre visibilité, exposition et discrimination chez les musulmans pour les femmes voilées, lesquelles sont les plus discriminées: 60% l’ont déjà été une fois dans leur vie contre 44% de celles ne se voilant jamais et 38% des hommes.
Ces discriminations contre les musulmans ne croisent-elles pas d’autres critères (ethnie, race)?
Vous avez raison. Il paraît important d’apporter à cette comparaison avec les juifs un point essentiel à l’interprétation des résultats: les violences verbales, physiques ou symboliques qui affectent la plupart des musulmans ne se réduisent pas au rejet de leur confession mais aussi à d’autres facteurs comme le racisme, la xénophobie, l’âgisme ou le classisme. L’enchevêtrement des représentations négatives de l’Islam, notamment autour des enjeux liés au terrorisme, au féminisme et à l’immigration, oblige notamment à prendre en compte la dimension intersectionnelle des phénomènes de rejet dont ces adeptes sont l’objet. En cela, contrairement à ce qu’on observe pour les juifs – où religion et ethnicité sont plus imbriquées dans le rejet dont ils font l’objet – l’ampleur des agressions qui affectent les musulmans vivant en France ne peut se réduire uniquement à celles liées à leur religion. Les réponses à la question visant à évaluer l’expérience d’une forme de racisme (tous motifs confondus) montrent justement que le rejet dont font l’objet les populations musulmanes en France repose autant sur leur appartenance religieuse (16%) que sur leurs origines ethniques (15%).
Par rapport aux années 80, qui furent celles de SOS Racisme, on parle beaucoup moins de racisme anti-arabes. Un supposé racisme anti-musulmans a pris le relais. Est-ce un changement purement sémantique ou la conséquence d’une plus grande visibilité des musulmans ?
Depuis l’affaire de Creil, en 1989, on parle de moins en moins de « maghrébins » et de plus en plus de « musulmans », signe que le référent religieux est de plus en plus présent dans la manière dont ils sont présentés médiatiquement. C’est le résultat d’un double processus: une tendance à réduire les minorités visibles en France à leur religion – réelle ou supposée et à « islamiser » les discriminations dont elles sont victimes. Or, aussi préoccupantes soient-elles, les discriminations religieuses dont souffrent les musulmans doivent être relativisées: par rapport à d’autres groupes comme les juifs mais aussi par rapport à d’autres pays. En effet, si l’on se fie aux données de l’enquête sociale européenne cumulées par Vincent Tournier (ESS, données cumulées 2002-2012) et publiées par la Fondapol en 2016, la proportion de musulmans vivant dans l’hexagone ayant le sentiment d’appartenir à « une catégorie de gens qui subit des discriminations dans [leur] pays » en raison de leur religion » est la plus faible (15%) de l’Union européenne après la Bulgarie.
Certes, ces résultats mériteraient d’être réactualisés avec des données postérieures à la vague d’attentats de masse amorcée en 2015 en France, laquelle a provoqué une explosion des actes anti-musulmans. Toutefois, ils contredisent la vulgate « plénelienne » selon laquelle la France, avec sa conception spécifique de la laïcité et ses « lois liberticides », serait pour les musulmans le pire des pays européens.
Comment évolue la situation ?
En termes de tendances, on est loin de constater une explosion de la « musulmanophobie » en France. En effet, si elles ne mettent en exergue que la partie immergée de l’iceberg (car elles ne recensent que les plaintes ou les interventions de police et non l’ensemble des agressions envers les musulmans), les dernières données du ministère de l’intérieur (SCRT) tendent à montrer une décrue continue des actes anti-musulmans depuis 2015: 100 en 2018, contre 121 en 2017, 185 en 2016 et 429 en 2015: l’année des attentats constituant le pic de la musulmanophobie en France. Il est toutefois probable que ces chiffres repartent cette année à la hausse au regard de la place prise par la question de l’Islam dans le débat public: les débats ayant suivi les attentats de la préfecture de Police comme ceux ayant récemment porté sur la question des « signaux faibles de radicalisation » ont pu contribuer à renforcer l’amalgame entre musulmans pratiquants et terroristes et plus largement l’hostilité à l’égard de l’ensemble des adeptes du Coran.