Jusqu’en 2015, Noam Anouar a été le témoin privilégié de la radicalisation en Seine-Saint-Denis. Dans son livre, La France doit savoir, il en livre un récit inédit.
La promotion du bouquin, les syndicats de police s’en sont chargé eux-mêmes. Pas forcément avec les meilleures intentions du monde. Exemple, le 16 septembre dernier, soit deux jours avant la sortie officielle en librairie de La France doit savoir, le Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) dégaine sur Twitter un « rappel à la loi » aussi intimidant pour l’auteur qu’alléchant pour ses futurs lecteurs. « Comportement irresponsable d’un délégué VIGI (le syndicat de Noam Anouar, NDLR) qui se vante de dévoiler les techniques utilisées par les services de renseignement. La compromission [du secret] est par exemple punie de sept ans [d’emprisonnement] et 100 000 euros d’amende », avertit-il. En copie de ce message lapidaire, la double tête du ministère de l’Intérieur : Christophe Castaner et Laurent Nunez.
Comportement irresponsable d’un délégué @VIGI_Mi qui se vante de dévoiler les techniques utilisées par les services de renseignement. La compromission est par ex punie de sept ans et 100 000 euros d’amende selon l’art 413-10 du CP. @CCastaner @NunezLaurent @DGPNEricMorvan https://t.co/CtcYlt5kOu
— Commissaires de la Police Nationale SCPN (@ScpnCommissaire) 16 septembre 2019
Quelques heures plus tard, le syndicat d’officiers SCSI lui emboîte le pas… avant de supprimer son message. C’est qu’entre-temps, ses responsables ont compris avec stupeur qu’un membre de leur bureau national signait la préface de l’ouvrage, faisant au passage l’éloge professionnel de l’auteur. L’intéressé, commissaire de police dans l’est parisien, fait depuis l’objet d’une suspension de ses fonctions syndicales. Cher payé. D’autant que, sans tuer le suspense, mais en commençant par la fin, notre lecture s’achève sur une petite déception. Au terme des quelque 180 pages de l’ouvrage, de compromission d’un quelconque secret des enquêtes ou des techniques d’investigation, il n’est point question.
La vérité du terrain
Pour les scoops, donc, on repassera. Mais le livre, édité chez Plon dans une collection dirigée par Laurent Léger, journaliste de L’Express, est une mine d’or pour qui voudrait se frotter à la réalité d’un terrain réputé le plus difficile qu’il soit: le 9-3, sur le front de la radicalisation islamiste. Et tout cela sur la période 2009-2015, c’est-à-dire celle de « l’escalade vers le pire », comme le résume l’auteur Noam Anouar. Ou plus prosaïquement celle qui aura vu fleurir les pires profils terroristes de ces vingt dernières années sur le sol français.
Un laps de temps au cours duquel il aura croisé, fiché, filoché, observé, bon nombre de ces fantômes djihadistes qui ont ponctué l’actualité. Il en va ainsi de Samy Amimour, l’un des kamikazes du Bataclan, ou encore de Macrème Abroughi, logisticien en chef du terroriste de Villejuif Sid Ahmed Ghlam. Au fil des pages, on croise aussi le spectre des frères Kouachi – auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo –, des frères Clain – voix françaises de Daech éliminés cette année en Syrie -, ou encore des djihadistes Thomas Mayet, Adrien Guihal, ou Peter Cherif récemment arrêté.
Au-delà de ces totems funestes, le récit de Noam Anouar fait écho à tous les grands sujets du moment. L’auteur a vu aux premières loges monter la hantise de la radicalisation dans l’administration en général et dans la police en particulier. Quitte à en faire parfois lui-même les frais en subissant son corollaire: le racisme latent d’une partie de l’institution. Il raconte aussi les luttes d’influences, souvent téléguidées depuis l’étranger, au sein de l’islam de France. Il décrypte par le terrain l’islamisme rampant, ses mécanismes, et l’essor inexorable du salafisme dans les banlieues. La cassure police-population, la question du malaise et du suicide policier, la prévalence du renseignement humain dans une lutte contre le terrorisme encore entravée par la guerre des services sont également au sommaire.
Empêcheur de tourner en rond archétypal
Mais l’auteur est lui aussi une figure centrale de son propre récit. De l’école des cadets de la police à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, en passant par le dépôt de Bobigny et finalement la police aux frontières, Noam Anouar est un personnage à contre-courant. Enfant d’une cité du Val d’Oise et apprenti policier. Flic et maghrébin. De gauche dans une institution ancrée à droite. Musulman et républicain, chargé de la surveillance de l’islamisme. Simple gardien de la paix, mais souvent à l’initiative… L’homme est du genre à faire des vagues dans une institution qui n’aime rien moins que les têtes qui dépassent, où l’on préfère généralement les bons soldats aux hommes de terrain qui s’autorisent à réfléchir, y compris sur le sens de leurs missions.
Son parcours détonant et sa personnalité lui valent d’ailleurs aujourd’hui d’être mis à l’écart de la police et dans le collimateur de l’Inspection générale de la police nationale. L’IGPN qui lui reproche, entre autres, sa liberté de ton sur les plateaux télé où il brille régulièrement par la finesse de ses analyses. C’est que, privé de terrain, Noam Anouar s’est d’abord replié sur ses fonctions syndicales et les médias avant d’accoucher de cet ouvrage qui est sans doute aussi pour lui l’occasion de régler quelques comptes.
En refermant le livre, on n’est pas loin de partager l’avis de ses détracteurs dans le syndicalisme policier: ce flic-là serait mieux sur le terrain qu’en librairie, même s’il y fait aussi du très bon boulot.