Figure morale apolitique et inattaquable, Liliana Segre, 89 ans, rescapée de la Shoah, nommée sénatrice à vie en 2018, ne fait pourtant pas l’unanimité auprès de ses collègues de droite et d’extrême droite.
C’est une femme de 89 ans, admirable de rectitude et de dignité, qui représente, de par son destin terrible, beaucoup plus que sa simple personne. Née en 1930 dans une famille juive de Milan, Liliana Segre a été victime des lois raciales édictées en 1938 par Mussolini. En décembre 1943, alors qu’elle cherchait, avec son père et deux cousins, à fuir les nazis et à trouver refuge en Suisse, elle est arrêtée par la police du Tessin (un canton italophone de la Confédération helvétique), puis refoulée en Italie et emprisonnée. Le 30 janvier 1944, elle est conduite à la gare de Milan et doit monter à bord d’un train pour Auschwitz. Liliana Segre est une des 9 000 victimes italiennes de la Shoah. Elle est une des rares à en être revenue vivante.
En 1990, après quarante-cinq années de silence, Liliana Segre a commencé à témoigner de ce qu’elle a vécu. Depuis lors, elle a multiplié les visites dans les écoles de la région de Milan, pour transmettre inlassablement le souvenir de l’horreur des camps, et cette implication inlassable dans la mémoire de l’Holocauste lui a valu toutes les plus grandes récompenses et décorations dont dispose la République italienne.
Afin d’honorer encore son parcours et, à travers elle, la mémoire de toutes les victimes italiennes de la Shoah, le président de la république, Sergio Mattarella, l’a nommée sénatrice à vie, début 2018. Un honneur insigne – il n’y a que cinq sénateurs à vie – mais qui ne fait pas d’elle, pour autant, une parlementaire comme les autres : elle n’est liée à aucun parti, et de toute façon, même en Italie, ce n’est pas à 88 ans que l’on commence une carrière politique.
Flottement et consternation
Pourtant le 30 octobre, Liliana Segre a présenté une motion au Palazzo Madama, dans l’hémicycle du Sénat. Le texte portait sur la création d’une commission extraordinaire pour lutter contre l’intolérance, l’antisémitisme et les appels à la haine. Etant donné sa portée symbolique, et l’aura de Liliana Segre, l’ensemble des observateurs s’attendaient à un vote à l’unanimité, sous les acclamations. Las, la motion est passée, bien sûr, mais avec seulement 151 votes positifs, tandis que 98 sénateurs de droite, issus de la Ligue (extrême droite) et de Fratelli d’Italia (extrême droite postfasciste), mais aussi de Forza Italia (droite modérée) ont choisi l’abstention.
S’abstenir pour un vote aussi consensuel, porté par une figure morale apolitique et inattaquable comme Liliana Segre ? La nouvelle a aussitôt provoqué un certain flottement dans les bancs de la majorité, tandis que la sénatrice ne cherchait pas à masquer sa déception. « J’espérais que sur la lutte contre la haine, le Sénat aurait réussi à trouver une forme de syntonie », a-t-elle déclaré au sortir du vote, non sans amertume. Dans la confusion, plusieurs abstentionnistes ont cherché à défendre leur position, tandis qu’à l’extérieur de l’hémicycle, d’autres figures de la droite modérée, plus ou moins discrètement, faisaient part de leur consternation.
« La Forza Italia que je connais, ma maison, ne se serait jamais abstenue sur un texte sur l’antisémitisme », a aussitôt déclaré la vice-présidente de la Chambre des députés, Mara Carfagna, défiant ouvertement le chef historique du mouvement, Silvio Berlusconi, qui a décidé de lier le sort de son parti à la Ligue, au risque de donner l’impression d’épouser ses positions les plus extrémistes.
200 messages de haine par jour
« Nous sommes contre le racisme, la violence, la haine et l’antisémitisme, sans discussion », assurait de son côté, au sortir du vote, le chef politique de la Ligue, Matteo Salvini, avant de préciser les raisons de l’abstention des sénateurs de son parti : « Je ne voudrais pas que quelqu’un, à gauche, aille qualifier de raciste ce qui pour nous est une conviction, ou s’en prenne à notre “les Italiens d’abord”. »
Dans les habits du défenseur de la liberté d’expression face à une gauche cherchant à étouffer le débat démocratique au nom de principes orwelliens, le chef de la Ligue, désormais dirigeant incontesté de toutes les droites italiennes, épouse un combat de longue date de Silvio Berlusconi. Ce dernier s’est employé, avec un succès incontestable, durant le quart de siècle passé, à professer un « anti-antifascisme », dans lequel il accusait la gauche d’être le véritable ennemi de la démocratie et de chercher à utiliser à tout bout de champ l’accusation de fascisme pour mieux régner sur le monde des idées à coup d’anathèmes.
Dans cette logique, le fondateur de Forza Italia s’est beaucoup employé à démontrer que le racisme et l’antisémitisme n’étaient plus à l’ordre du jour en Italie. Mais concernant le cas particulier de Liliana Segre, force est de constater qu’elle est en butte, depuis sa nomination, à des bordées d’injures quotidiennes, et particulièrement nauséabondes, lui promettant de « finir dans un incinérateur » ou regrettant à voix haute qu’« Hitler n’ait pas fini le travail ». Selon l’observatoire de l’antisémitisme, depuis sa désignation par le président Mattarella, la sénatrice à vie reçoit en moyenne 200 messages de haine par jour.